Anarchiste chrétienne proclamée Servante de Dieu, Dorothy Day (1897 -1980) compte encore de nombreux « disciples ». Après avoir contribué à sa première biographie en français, Baudouin de Guillebon s’est replongé dans ses écrits pour nous en proposer des extraits inspirants pour notre temps.

Aspirant FNRS à l’UCL Louvain après des études de Philo à Paris-Sorbonne, Baudouin Guillebon a co-fondé à Paris, en 2017, Le Dorothy, un café-atelier associatif animé par des chrétiens et ouvert à tous dans un esprit de fraternité.
Un café pas comme les autres
Baccalauréat en poche, le jeune Baudouin s’engage dans le service national universel (service civique en France) auprès de l’association Le Rocher à Marseille. C’est là qu’il fait la connaissance de Foucauld Giuliani avec qui il mettra sur pied Le Dorothy, situé dans le « populaire » vingtième arrondissement au 85 bis de la rue de Ménilmontant, sur le modèle du café-coworking Le Simone à Lyon.
Après cinq ans d’ouverture, le lieu est animé presque 7 jours sur 7 avec de très nombreuses activités par une équipe de 15 permanents et une cinquantaine de bénévoles.
« Nous aimons chez Dorothy Day sa façon originale de lier politique et vie de foi, son action pour la justice, sa créativité et son audace politiques et sa capacité à faire vivre des communautés de travail et de vie » peut-on lire dans l’onglet présentation sur leur site internet.
De retour à Paris après un an dans la capitale bruxelloise, Baudouin pourra de nouveau s’investir dans Le Dorothy, en assurant l’accueil en journée. « Ce n’est pas juste une question de don, nous assure-t-il, on reçoit aussi beaucoup grâce à cette vie communautaire qui se déploie autour du Dorothy ».
Dans ce lieu, Baudouin peut à la fois développer des projets éditoriaux et aussi se mettre à l’écoute de ceux qui ont juste besoin d’une oreille et d’une présence.
Réécrire l’imaginaire chrétien pour petits et grands
Lui qui a découvert Dorothy quand il a fallu choisir un nom pour incarner le café parisien, est totalement séduit par cette figure féminine, qui, comme d’autres, est bien trop souvent absente de l’imaginaire populaire chrétien. C’est pour restaurer un certain équilibre et leur rendre justice que Baudouin s’intéresse en particulier à ces femmes engagées et inspirantes. Co-auteur de la première biographie en français de Dorothy Day (2018), il s’est également penché sur l’histoire d’Hélène Iswolsky, journaliste russe polyglotte qui a fui la Révolution, pour s’installer à Paris, puis le nazisme, et rejoint les Etats-Unis où elle s’est liée d’amitié avec Dorothy Day.
« Je n’étais pas satisfait des modèles reçus quand j’étais plus jeune, nous confie-t-il, je les trouvais vieillots et trop parfaits, je veux donc contribuer à recréer un imaginaire chrétien contemporain ».
Baudouin a par ailleurs écrit plusieurs livres jeunesse chez Mame: Des filles épatantes (2019), Des garçons épatants (2020), Ils ont changé le monde (2022). « La tare de l’universitaire c’est d’être trop spécialiste, la littérature jeunesse me force à simplifier mon vocabulaire et me permet de m’évader dans la fiction. Mais ce sont deux affaires très sérieuses » assure-t-il.
« Dorothy Day m’a éclairé sur ma propre foi »
Mais revenons-en à Dorothy Day dont Baudouin vient de publier l’édition critique d’une sélection d’articles qu’elle a rédigés pour le Catholic Worker pendant un demi-siècle.
« La lecture de ses articles m’a donné une vision très claire de son époque. Elle a vécu au milieu des gens sur qui elle écrivait, elle s’est implantée au cœur de la pauvreté pour mieux en parler, elle a partagé le quotidien des pauvres, elle leur a donné sa vie ». La conviction de Baudouin, vous l’aurez compris, est que, dans l’Eglise d’aujourd’hui, on manque d’imaginaires féminins récents. Or des modèles féminins, à l’image de Dorothy, au parcours à la fois banal et exceptionnel, il en existe !
Je n’étais pas satisfait des modèles reçus quand j’étais plus jeune, je les trouvais vieillots et trop parfaits, je veux donc contribuer à recréer un imaginaire chrétien contemporain
Baudouin de Guillebon
« Dorothy prend le contre-pied total de son temps en vivant un chemin de conversion du socialisme au catholicisme, qu’elle définit comme la religion des « pauvres ». Elle m’a éclairé sur ma propre foi ».
Et le philosophe de poursuivre : « Avec Dorothy, être chrétien, ce n’est pas juste être conservateur ou traditionnaliste. Elle incarne une troisième voie, radicale, celle du personnalisme chrétien. Elle nous montre aussi qu’il n’est pas besoin d’appartenir à un parti. Elle résout aussi une tension en adhérant aux dogmes – elle n’a pas de suite compris l’intérêt de Vatican II – tout en défendant corps et âme la doctrine sociale de l’Eglise. Elle en revient toujours à l’évangile, elle échappe aux catégories de son époque, femme indépendante, mère célibataire, fervente catholique, épouse de la cause ouvrière, elle est anachronique ».
Dorothy n’aimait pas les grands débats beaucoup trop théoriques à ses yeux, « elle voulait mettre la main à la pâte et ça me parle ». De par ses études, Baudouin connaissant déjà le mouvement personnaliste français (Emmanuel Mounier) auquel se rattache Dorothy. « Donc je n’étais pas en terrain complètement inconnu ». Même si les Etats-Unis sont très différents de la France, précise-t-il.
💬 Trois citations inspirantes de Dorothy Day (choisies par Baudouin de Guillebon)
- Sur la situation politique du chrétien radical : « Nous sommes traités de communistes par de faux conservateurs qui ne savent pas ce qu’ils veulent conserver. Et nous sommes traités de fascistes par les communistes. »
- Sur la pauvreté : « Une façon de rester pauvre est de ne pas accepter l’argent extorqué aux pauvres.«
- Sur l’incarnation de la foi : « La meilleure action que nous puissions avoir est de conformer nos vies à la folie de la croix, comme l’appelle Saint Paul. »

Concilier foi et engagement politique
Dorothy Day était une femme engagée dans son temps. Elle a vécu à une époque où le catholicisme tente de se redéfinir, et nous en vivons encore les conséquences, analyse le philosophe. Connaître l’origine de ce questionnement et découvrir ces figures qui rejettent une certaine logique de partis peut ainsi nous aider à nous situer aujourd’hui.
Comment se positionner par rapport à la vie politique ? Sans trahir, compromettre sa foi personnelle et communautaire ? Comment s’engager sans perdre la foi et les pédales ? « Dorothy nous aide à répondre à ces questions par l’unité de sa vie engagée de chrétienne où foi privée et vie publique peuvent cohabiter. Toutefois, elle refuse d’être complice d’un certain système économique et politique ». Nous prouvant que l’on peut échapper aux catégories de son temps par la pratique de la miséricorde.
🔎 Lire aussi : Pratiquer les œuvres de miséricorde avec Dorothy Day
Par sa pensée, Dorothy nous indique qu’« il y a toujours une possibilité d’être libre ». Hier comme aujourd’hui, dans un monde hyperconnecté où la consommation est une nouvelle forme d’esclavage, ajoute Baudouin. Au milieu du vingtième siècle, Dorothy prône déjà la révolution verte et l’expérience humaine totale. Elle pourrait donc aussi être considérée comme une précurseur de l’écologie politique et du développement humain intégral prôné par le pape François.
Le but n’est pas de se démarquer … mais de faire le bien
« J’ai écrit ce livre pour enrichir l’imaginaire social chrétien avec la figure d’une femme indépendante » insiste Baudouin de Guillebon qui a choisi comme titre une citation de Dorothy : « Ils ont besoin d’être dérangés ».
Être chrétien aujourd’hui, est-ce encore ou de nouveau s’inscrire à contre-courant ? « Être chrétien appelle à une certaine radicalité, mais attention au péché d’orgueil, et croire que nous échappons totalement aux contingences de notre époque en naviguant à contre-courant est illusoire. Le but n’est pas de se démarquer, mais de pratiquer le bien et d’être un exemple par notre cohérence de pensée et d’action. Être à contre-courant, c’est un état de fait, pas une finalité. Le catholicisme doit rester un lieu de rencontre, de dialogue, une communauté ouverte » développe le chercheur.
Et concernant le titre plus spécifiquement : « Cela ne veut pas tant dire qu’il faut déranger par des paroles choquantes mais plutôt par notre style de vie. Pour Dorothy, c’est permettre aux gens de sortir des cases, sortir du rang ». Être dans le monde mais pas du monde pour reprendre les termes de Jean l’évangéliste. « Rejoindre la misère du monde pour Dorothy, c’est aussi une question étroitement liée à celle de l’incarnation ».
Dans cette édition des textes de Dorothy Day richement annotée, Baudouin de Guillebon avait particulièrement à cœur de faire apparaitre le réseau de penseurs chrétiens qui gravitent autour de Dorothy. « On n’est pas chrétien tout seul », conclut-il.
Propos recueillis par Sophie DELHALLE