Les propos du pape à l'UCLouvain, et la condamnation qui s'en est suivie par l'université, ont suscité de vives réactions.
Après un temps de recul et de réflexion, nous souhaitions vous partager deux cartes blanches qui reviennent sur ce temps fort (et ô combien symbolique) du voyage papal.
Dans sa contribution, Laura Rizzerio se penche sur l’art de la disputatio — la confrontation d’idées — que François a tentée durant sa visite. La philosophe pose la question : les interlocuteurs du pape étaient-ils prêts, eux aussi, à s’engager dans une contradiction constructive et respectueuse ?
Armand Beauduin, ancien directeur général du SeGEC, explore lui la tension entre raison et foi, entre université et théologie.
Découvrez les deux opinions en intégralité ci-dessous 👇
Et si le Pape avait voulu renouer avec la disputatio médiévale ?
Une opinion de Laura Rizzerio, professeure de philosophie à l'UNamur.
« On ne sait rien parfaitement - décrétait un dicton médiéval – si ce n’est que ce qui a été mordu par la dispute ». Dans toutes les universités médiévales, la disputatio constituait d’ailleurs l’un de pivot de l’enseignement, tant est vrai que les étudiants devaient se plier à cet exercice quotidiennement et qu’ils y soumettaient aussi, régulièrement, leurs maîtres.
L’art de la disputatio s’était ainsi transformé en une véritable méthode de recherche employée pour faire progresser la science. Disputer pour les médiévaux revenait à confronter des opinions contraires, voire contradictoires, pour les analyser, les questionner et les approfondir à l’aide du raisonnement, en parvenant finalement à les concilier en vue de la connaissance commune de la vérité. Disputer n’était pas l’art du « compromis » ni la recherche du consensus en vue d’obtenir une opinion pouvant être acceptée par tous ; ce n’était pas non plus l’effort de composer un patchwork d’opinions différentes afin que chacune ait sa part de « gloire ». C’était plutôt l’effort d’offrir une « synthèse » résolument nouvelle issue d’opinions différentes mises en confrontation, en démontrant comment chacune d’elles pouvait conduire à la découverte du vrai, tout en reconnaissant ses limites et sa « partialité ».
En un certain sens, on pourrait dire que la visite du Pape pour fêter les 600 ans de l’une de plus anciennes universités d’Europe a « voulu » renouer avec cette tradition de la disputatio, tant cette visite a suscité le débat. Partout où il a parlé, le Pape a joué le jeu de la « contradiction » jusqu’au bout, sans vouloir imposer son avis, mais sans craindre non plus de l’exprimer avec détermination. Il a traité de tous les sujets sur lesquels il était attendu : les abus sexuels dans l’Église, les enjeux de l’éducation et de la recherche scientifique dans une société qui traverses de nombreuses crises, poussée vers une transition qui a du mal à se réaliser.
Il a invité les Universités à devenir des « espaces générateurs » capables de garantir la recherche de la vérité au service du progrès humain, d’éduquer le cœur et la pensée à une ouverture émerveillée envers tout ce que le monde peut offrir, à pratiquer le dialogue et la recherche sans tomber dans les travers du relativisme qui fatigue l’esprit ou du rationalisme sans âme.
Face à leurs angoisses exprimées envers le futur, il a invité les jeunes à avancer sans crainte dans leurs études pour se mettre au service de la Terre, en la cultivant sans la dominer, en formant une communauté qui résiste aux affres du pouvoir et de l’argent. Et il a invité les hommes et les femmes à collaborer dans une « comm-union », sans opposition, en dépassant toute idéologie et en respectant l’identité et la dignité de chacun.e. Finalement il a défendu cette dignité jusqu’à prononcer de mots forts (des propos, pour le coup, inaudibles) au sujet de l’Interruption Volontaire de Grossesse. Ce fût sa manière d’engager la disputatio.
De la part de ses interlocuteurs, les autorités universitaires, les médias, les réseaux sociaux, chacun de nous individuellement, y a-t-il eu l’envie de jouer le même jeu ? Si le Pape a secoué nos « esprits » parfois endormis dans la recherche du consensus, avons-nous relevé le défi, nous ouvrant à un dialogue ouvert, constructif, argumenté et respectueux, et en poursuivant le débat pour analyser en profondeur ce que nous avons entendu ? La question reste ouverte. Et la réponse aussi.
C’est pourtant seulement en relevant le défi du dialogue que la science peut progresser. Lors de la rentrée académique de l’UNamur, notre Rectrice a conféré le Doctorat Honoris Causa à quatre personnalités pour leur capacité à tenir éveillé l’esprit aux cris des plus vulnérables de notre société, et elle a alors rappelé que le rôle de l’Université est d’être « un lieu de liberté d’opinions favorisant la conversation, au bénéfice de la construction de la vérité ».
Seulement ainsi, l’Université peut devenir une porte ouverte vers la lumière de la connaissance afin que ses membres puissent lutter contre toute forme d’ignorance et d’exclusion grâce aux outils de la recherche scientifique, à ses méthodes rigoureuses et à son sens critique. C’est précisément cela que visaient les disputationes médiévales et, je le pense, aussi les paroles adressées par le Pape François aux universitaires.
Laura RIZZERIO
Une relation tumultueuse entre l'Université et la communauté chrétienne
Une opinion d'Armand Beauduin, directeur général du SeGEC de 1990 à 2004
Nous l’avons compris avec la visite du pape François à la KUL et à l’UCLouvain, la relation entre l’Université et la communauté chrétienne reste difficile . C’est que nous ne sommes plus en 1425 et que la foi chrétienne ne s’entend plus aujourd’hui comme elle s’entendait en ce temps de société chrétienne. Reste alors le débat entre le monde de la raison, ses limites, et celui de la foi, ses limites.
L’incompréhension a rebondi plus à l’UCLouvain qu’à la KUL sur l’intelligence de la condition féminine et de la condition masculine. Une occasion manquée de dire à la fois l’exigence d’égalité dans l’ordre de la Cité et la différence de la condition féminine et de la condition masculine inscrite comme deux possibles de notre condition corporelle, sans assignation du genre. Un défi de conjuguer nature et culture.
L’incompréhension a rebondi sur les déclarations répétées du Pape François dans sa qualification, sinon légale du moins morale, de l’avortement après sa dépénalisation partielle.
Il n’y a pas lieu de se laisser aller à l’incompréhension mutuelle comme si l’Université devait s’excuser de son travail et la théologie du sien. Il est vrai que nous devrions avoir honte des abus d’autorité, des abus de pouvoir qui se sont manifestés dans l’histoire de l’Église. Une institution humaine avec les faiblesses de notre condition humaine. Mais faut-il s’excuser de ce son "C" comme "chrétien", ou de son "K" comme "Katholiek" ? Sans doute de mal honorer la vocation d’une communauté une, sainte, catholique et apostolique. Il en irait autrement si nous prenions ces qualificatifs, non comme un statut dont on pourrait se prévaloir avec un faux sentiment de supériorité, mais comme un appel à un incessant dépassement.
« L’homme dépasse infiniment l’homme » (Pascal). Nos institutions chrétiennes ont moins souffert d’être chrétiennes que de l’être pas assez.
Il en irait autrement aussi de l’indignation sur la qualification de "meurtrière" de la loi de dépénalisation —aggravée par la qualification outrancière de « sicari » (« tueurs à gages ») du médecin qui agit dans les limites de la loi — si la distinction était honorée entre le légal et le moral. Tout ce qui est moral ne doit pas, en toutes circonstances, être sanctionné par la Loi pénale. Et tout ce qui était légal ne dispense pas du jugement de la conscience morale, pas le même pour les uns et pour les autres. Avec le courage de la nuance, ici requis.
Est-ce si difficile à comprendre et à dire combien il peut importer, aux uns sinon aux autres, de garder mémoire d’un Événement où s’est révélé, dans le Verbe fait chair, une Parole venue d’ailleurs, qu’un autre monde est possible, une autre manière d’être au monde avec les autres, qu’il en va d’un autre royaume que les royaumes de ce monde, une promesse, une espérance, un défi qui sollicite notre confiance et notre courage ?
Autre la vérité expérimentale, autre la vérité de notre condition humaine, qui se cherche dans sa longue histoire. Les sciences naturelles et les sciences humaines sont œuvre de raison nécessaire, là où nous avons la maitrise de notre destinée. Mais que faire de l’expérience de notre "démaitrise" et de nos limites ? De quoi serions-nous capables si nous ne restions lucides sur nos limites ou si nous venions à les prendre comme une humiliante injustice plutôt que comme un don et ainsi une opportunité d’aller de l’avant pour faire de notre monde un monde plus humain, plus fraternel, plus habitable ?
Il en est qui prennent toutes les situations comme des difficultés et d’autres qui prennent toutes les difficultés comme des opportunités (Winston Churchill). Peu importe que ceux-là s’affirment croyants ou non croyants, car l’Esprit souffle où il veut et nous ne savon ni d’où il vient, ni où il va.
Armand BEAUDUIN