Quand apprenons-nous ? Ne sommes-nous pas tous des « apprenants » en permanence ? Qui apprend à qui ? Ou plutôt : qui apprend avec qui ? N’apprenons-nous pas tout le temps et partout ? Pourquoi dans ces conditions les gens qui vivent dans la rue — ces laissés-pour-compte de la société — n’auraient-ils rien à nous apprendre — à nous qui ne faisons que passer dans la rue ?
Cela fait des semaines et des semaines que je la croise, sans lui adresser la parole. Par tous les temps, cette femme d’un certain âge est là. Qui attend dehors. Qui est assise presque par terre, face à l’entrée d’une superette de quartier. Ironie de la situation, cette dame mendie à deux pas d’un casino ! Quand je la croise, je bégaye un bonjour et je lui abandonne une ou deux piécettes — la bonne conscience ne coûte pas cher ! J’essaie toujours de faire ces gestes de la façon la plus polie et la plus aimable qui soit, mais je reste quand même volontairement à une certaine distance. Je veux dire à une distance certaine. Une distance plus respectable que respectueuse qui, tel un mur infranchissable, se dresse bien souvent entre ceux qui vivent dans la rue et ceux qui, comme moi, ne font qu’y passer.
Ma répulsion consciente éveille toutefois ma curiosité à son égard. Vit-elle en permanence dans la rue ? Dans le cas contraire, où habite-t-elle ? De quel pays vient-elle ? Où se trouve sa famille ? Depuis combien de temps est-elle en Belgique, à Bruxelles ? Est-ce qu’elle mendie tous les jours ? Pour quelles raisons fait-elle ça ? N’a-t-elle rien ou pas assez pour vivre ? Est-ce que mendier est son travail ? Y a-t-il de la concurrence dans la pratique de la mendicité ? Se rend-elle chaque jour sur son lieu de travail ? A-t-elle un calendrier et des horaires à respecter ? Combien d’heures par semaine preste-t-elle ? … Des questions sans réponse, jusqu’au jour où…
… Le jour où je lui adresse la parole pour la première fois, elle est déjà à son emplacement habituel, mais elle est encore debout. Elle vient d’arriver et elle va s’asseoir lorsque je sors de la superette et que je m’approche d’elle pour la saluer. Même si cela ne déclenche pas l’ébauche de conversation qui s’en suit, cette position inhabituelle nous place cependant pour la première fois dans un rapport humain de parfaite égalité. Une femme se tenant debout devant un homme. L’une face à l’autre, les yeux dans les yeux. Et dans nos regards respectifs, percent des éclairs de joie au bonheur d’être inconditionnellement accueilli par l’autre.
Elle dit qu’elle s’appelle Maria. Les présentations sont faites. Elle s’inquiète de ma famille. Puis, elle précise qu’elle a des enfants et des petits-enfants. Le dialogue s’installe. Deux grands yeux éclairent instantanément son visage lorsque je lui adresse la parole. Lorsqu’elle parle, son visage brille soudain de joie — même si c’est pour dire qu’elle est un peu malade ce jour-là. Cette joie subite illumine également son regard où ses yeux brillent de reconnaissance pour l’amorce de dialogue qui vient de rompre fugitivement la grande solitude qui s’y lisait juste avant.
Maria comme toutes les personnes qui vivent dans la rue ont des choses à nous apprendre. Des choses… sur nous-mêmes ! Les gens qui vivent dans la rue ont manifestement besoin de nous qui ne faisons qu’y passer. Ne viennent-ils pas à notre rencontre pour faire la manche ? Pourquoi n’irions-nous pas, nous aussi, à leur rencontre ? N’aurions-nous pas, nous aussi, besoin d’eux ? N’aurions-nous pas plus besoin d’eux qu’eux de nous ?
Le fait d’aller vers les gens qui vivent dans la rue et de leur adresser la parole libère la plus belle part de notre humanité. Les ignorer ou feindre de le faire nous enferme au contraire dans notre manque d’humanité. Le fait de les approcher et de leur parler nous fait prendre conscience de toute l’humanité que nous partageons avec eux. Ne nous apprennent-ils pas à être plus humains ?
Patrick Gillard