« Dimanche » a rencontré Jozef De Kesel, archevêque de Malines-Bruxelles, créé cardinal par le pape François le 19 novembre dernier. Le cardinal De Kesel nous a parlé de sa vision de la spiritualité, mais surtout de sa propre expérience de la prière qui, pour lui, est fondamentalement rencontre avec Dieu.
Il n’est bien sûr plus nécessaire de présenter le cardinal De Kesel. Archevêque de Malines-Bruxelles depuis le 6 novembre 2015, créé cardinal le 19 novembre dernier, Jozef De Kesel fut précédemment évêque auxiliaire pour Bruxelles (2002-2010), ensuite pour Malines et le Brabant flamand (2010), puis évêque de Bruges (2010-2015).
On connaît bien, aujourd’hui, ses options théologiques et pastorales. Pour le cardinal De Kesel, l’Eglise doit accepter de ne plus occuper de position dominante dans une société sécularisée, pluraliste, multiculturelle et multireligieuse. Les chrétiens ne doivent pas, pour autant, rester confinés dans la sphère privée, mais ils doivent s’engager dans la société, et témoigner de leur foi avec conviction.
Ce que l’on connaît sans doute moins, c’est la façon dont Jozef De Kesel vit sa foi, comment il a découvert la spiritualité au cours de sa vie, ce qu’est la prière pour lui. Il a accepté de répondre aux questions de « Dimanche », sur ce thème de la spiritualité.
Monsieur le Cardinal, qu’est-ce que la spiritualité pour vous?
Le mot « spiritualité » vient du latin « spiritus », qui veut dire « esprit ». L’esprit est ce qui anime mes actes, ma vie. La spiritualité n’a donc pas nécessairement un sens chrétien, ni même religieux. Tout homme possède quelque chose au fond de lui-même, une intériorité. Il n’est pas déterminé seulement par ce qui lui vient de l’extérieur, mais il y a en lui ce qui relève du cœur. Il ne s’agit pas seulement de son intelligence, mais de quelque chose de plus profond, qui fait que l’homme est ce qu’il est.
Pour moi-même, en tant que chrétien, la spiritualité est la présence de l’Esprit de Dieu en moi. Aujourd’hui, tant de gens vivent dans le stress. Cela en amène beaucoup à chercher le silence, le recueillement, ce qui indique une recherche, une soif de spiritualité. L’homme, au plus profond de lui-même, est un être spirituel, et même un être religieux. Fondamentalement, la spiritualité est la recherche de Dieu. Il ne le sait d’ailleurs pas toujours lui-même. Moi, je peux le dire à partir de ma foi. La présence de Dieu au fond de moi est un Mystère. Il est toujours présent, même si l’homme n’en a pas conscience. La joie du croyant, c’est d’en être conscient.
Pour beaucoup de personnes aujourd’hui, quand on dit « spiritualité », cela rime plus avec « bouddhisme » ou « taoïsme » qu’avec « christianisme ». Est-ce parce que la dimension proprement spirituelle du christianisme a parfois été mise de côté?
La spiritualité a toujours été présente dans l’Histoire de l’Eglise. Il y a eu les Pères du désert (les premiers ermites, à partir du IIIe siècle, ndlr.), saint Benoît et sa règle (490-543), saint Bernard de Clairvaux, un maître en spiritualité, mais également un réformateur dans le vrai sens du mot. Chez nous, il y a eu la mystique rhénane (un courant spirituel qui a profondément marqué les territoires allant de Flandre à la Rhénanie, aux XIIIe-XIVe siècles, ndlr.).
Aujourd’hui, c’est une bonne chose que de nombreuses personnes voient le lien entre la foi chrétienne et l’engagement envers les plus pauvres. Mais l’engagement social, souvent, ne voit plus le lien avec son fondement spirituel. Or, dans les Ecritures, le commandement d’aimer Dieu et d’aimer son prochain sont inséparables.
Nous venons de célébrer le centième anniversaire de la mort de Charles de Foucauld. Voici un homme qui était un grand mystique. Toute sa vie, il a été un chercheur de Dieu. Mais en même temps, il avait un grand respect de son prochain, quel qu’il soit. Au point qu’il n’a pas voulu pratiquer d’évangélisation verbale à l’endroit des touaregs, dont il a partagé l’existence. Il voulait évangéliser par la bonté, afin que l’autre puisse voir que la religion chrétienne est bonne, et que Dieu est bon. En christianisme, on ne peut séparer la spiritualité du souci de l’autre qui souffre. Et réciproquement, pour un chrétien, l’amour du prochain et l’engagement social sont inspirés par la quête, par l’amour de Dieu.
Comment avez-vous découvert la spiritualité au cours de votre vie?
Pour moi, la spiritualité n’a pas seulement été une découverte. Je l’ai aussi apprise. Quand je suis entré au séminaire, à 18 ans, j’ai appris à prier. Cela faisait partie de ma formation pour devenir prêtre. Ma formation théologique, mais également mes lectures personnelles m’ont aidé à trouver « l’école » de spiritualité qui me parlait le plus. C’est ainsi que j’ai découvert saint Bernard de Clairvaux, en particulier son commentaire du cantique des cantiques.
J’ai aussi appris à connaître saint Augustin, un homme qui a cherché la vérité pendant très longtemps, à travers beaucoup de larmes, et qui a fini par découvrir la foi chrétienne. Lorsqu’il s’est donné lui-même au Seigneur, il a acquis une grande liberté. Il a ensuite été un grand pasteur. Il a écrit des œuvres théologiques très importantes, ainsi que des centaines d’homélies.
J’ai également beaucoup lu Dietrich Bonhoeffer (un pasteur et théologien luthérien, allemand, résistant au nazisme, exécuté en 1945, ndlr.). Il était protestant, mais il avait une grande admiration pour la tradition monastique catholique. Il a même rédigé une règle sur la vie en communauté, qui montre à quel point il avait intégré cette tradition, la prière personnelle avec la Bible, ce qu’on appelle la « lectio divina ».
Le fait que l’on se sente proche de l’une ou l’autre figure spirituelle dépend beaucoup de certaines rencontres.
On dit souvent que la liturgie, la spiritualité, sont des disciplines secondaires. Or, ce sont de vraies disciplines théologiques. Cela fait partie de l’essentiel. Après saint Bernard et saint Thomas d’Aquin, on a séparé la théologie et la spiritualité, en oubliant souvent que, la théologie, c’est la foi qui cherche la compréhension, l’intelligence. C’est ce que dit la formule de saint Anselme: « fides quaerens intellectum ». La théologie ne se construit pas en dehors de la foi. Sinon, elle est une science religieuse. Les sciences religieuses sont très importantes, mais c’est une autre démarche. Le théologien, c’est le croyant qui cherche à comprendre ce qu’il croit, il cherche à établir un lien entre la foi et la raison.
Pour vous, qu’est-ce que la prière, fondamentalement?
Si la prière est recueillement, méditation, silence, elle est surtout rencontre réciproque avec Dieu. Elle est avant tout écoute. Dans la prière, ce n’est pas moi qui parle de Dieu. C’est Lui qui prie. Si on fait silence dans la prière, si on fait le vide en soi-même, ce n’est pas un but en soi. Le but, c’est de rencontrer Dieu. Au début de la prière des heures, nous chantons: « Dieu, viens à mon aide… » Cela renvoie au cœur de ce qu’est la prière: accueillir Dieu. Or, on ne peut le rencontrer que si on l’écoute. Souvent, on parle trop, y compris dans nos liturgies. Il faut parfois arrêter de parler, et faire silence, non pas le silence pour lui-même, mais en vue d’une écoute. L’écoute est essentielle.
Ecouter Dieu, ça ne veut pas dire entendre des voix, mais lire l’Ecriture, qui m’aide à discerner ce que le Seigneur dit, me dit maintenant. Cela suppose une lecture priante de la Bible, une lecture qui est prière. L’Ecriture contient la Parole de Dieu, ce qui ne doit pas être compris en un sens fondamentaliste. Il ne s’agit pas d’appliquer la lettre de manière immédiate, mais de discerner ce que Dieu veut me dire. Après, je peux lui répondre. Souvent, à la fin de la prière, on n’a d’ailleurs plus rien à dire. Il suffit alors de contempler, d’être là, simplement.
Propos recueilli par
Christophe HERINCKX