Suite à l'annonce du décès de Hans Küng ce 6 avril, Anne Soupa, co-fondatrice du Comité de la jupe et de la Conférence catholique des baptisé-e-s francophones rend hommage à l'éminent théologien, qui n'a cessé de se battre pour une Église plus ouverte.
A 93 ans, le 6 avril, Hans Küng s’est éteint, au terme d’une vie animée du désir d’installer l’Église catholique dans le monde actuel. Quand je reparcours les arêtes de cette existence, je constate qu’il fallait avoir sa puissance intellectuelle et sa ténacité pour oser ferrailler avec Rome tout en affirmant, contre vents et marées, qu’il parlerait toujours de l’intérieur de l’Église, convaincu que leur honneur à tous deux était de défendre les valeurs évangéliques de liberté, de tolérance, d’accueil de l’autre.
En cette seconde moitié du 20e siècle où l’Église a été confrontée aux questions des droits de l’homme, de l’émancipation des femmes, de la liberté d’expression, du dialogue interreligieux, de l’ajustement dogmatique aux acquis de la modernité, Hans Küng a mené le combat de David contre Goliath. Sauf que, à la différence de l’histoire biblique, Goliath n’était pas le chef de l’armée ennemie, mais celui de son propre camp, l’Église catholique, ce qui a rendu son combat, sinon plus difficile, au moins plus tragique.
Si l’institution-Église est le Goliath de l’histoire, c’est parce qu’elle est une lourde machine qui regarde avec un mépris à peine voilé les tentatives réitérées de certains pour la faire rester dans le sillon de son fondateur, Jésus, ou pour l’y ramener. Comme le géant Goliath, elle a pour elle la force numérique, le temps, la machine institutionnelle. En plus, ses fidèles tiennent à passer pour obéissants.
Ce Goliath conserve, en plein 20e siècle, quand écrit Hans Küng, une posture défensive, lourdement armée de préjugés, clivante plus que rassembleuse, niant en son sein les droits de la personne, ignorant la moitié de l’humanité, les femmes, malmenant ses prêtres en leur refusant le droit de débattre et de se marier, plus soucieuse de ramener les adeptes des autres religions à sa vérité que de trouver une parole commune avec elles. Le tout dans la certitude de n’agir que sous la motion de l’Esprit Saint, lequel la rendrait infaillible, prétention contre laquelle Hans Küng a combattu (Infaillible. Une interpellation, Desclée, 1971).
En face de Goliath, Hans Küng est l’adepte d’un Jésus incarné dans une histoire particulière, celle d’un juif du 1er siècle, issu d’une société antique, à connaître et à savoir adapter. Hans Küng rappelle le primat de l’existence chrétienne sur un dogme qui a lourdement apporté les preuves de sa vulnérabilité (Être chrétien, Le Seuil, 1978). Jésus, comme l’a aussi amplement rappelé le jésuite Joseph Moingt, c’est un art de vivre, dans la liberté et la recherche de la paix, bien loin d’un carcan de normes. Jésus, c’est l’adaptation permanente aux besoins du temps, et non une fixation sur ces prescriptions médiévales dans lesquels l’institution s’enlise encore. Jésus, c’est l’impérieuse invitation à vivre en vérité avec son prochain, ici et maintenant (Vie éternelle, Le Seuil, 1985). Jésus, c’est enfin celui qui refuse d’instrumentaliser Dieu pour ses petits profits, mais se tourne vers son Père, personnification d’un au-delà insaisissable, radicalement autre (Dieu existe-t-il ?, Le Seuil, 1981).
Ce David va risquer gros. Et commencer par perdre. A lui, le grand théologien, Jean-Paul II va infliger un procès honteux, fondé sur des motifs obscurs, sans même communication du dossier. Il en sort interdit d’enseignement (1979), mais continuera autrement de porter une parole libre. Car Hans Küng garde ce souci du monde et du dialogue, comme en témoigne sa fondation Weltethos, Pour une éthique planétaire, (1994). Elle consiste à trouver, à partir du dénominateur commun des religions qu’est « La règle d’or » (« Tu ne feras pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse »), un terrain de dialogue et d’action communes à toutes les religions. Chantier bien évidemment toujours ouvert, mais intuition dont la fécondité sera peut-être utile demain.
En face de ces initiatives, qui n’ont pas entraîné d’élan massif, Goliath reste debout, et le pape François, que Hans Küng admirait, essaie de le rendre plus humain. Mais David a-t-il aussi gagné ? Un peu, déjà. Il laisse une œuvre considérable, solide pour les générations actuelles et à venir. Il a été un témoin de l’Évangile qui ouvre des chemins que les générations suivantes peuvent emprunter. Moi qui l’ai un peu connu, et ai travaillé à vulgariser le projet de Weltethos, aux Éditions du Cerf, je garde le souvenir d’un homme de parole, brillant, qui captivait par ses anecdotes infinies, et se préoccupait du grand âge qui allait le priver de sa capacité à parler. Lorsque je l’avais averti de la fondation de la Conférence des baptisé-e-s, en 2009, il en avait salué les bons augures et approuvé la formule : « Ni partir ni se taire ». De fait, elle résume parfaitement sa vie.
Il n’empêche…. Ce David a sans doute achevé sa course en pensant avoir perdu contre Goliath, même s’il a peut-être gagné d’autres combats plus personnels et peut-être plus essentiels. Mais quantité de catholiques comme moi, qui revendiquent leur liberté et leurs droits au cœur de l’institution, se considèrent comme ses héritiers. Lorsque la vague traditionaliste se sera échouée faute de vision d’avenir, les questions essentielles posées par Hans Küng resurgiront, et il faudra bien, alors, que l’Église s’en empare.
Anne Soupa, co-fondatrice du Comité de la jupe et de la Conférence catholique des baptisé-e-s francophones