Après avoir ajouté de la vie aux jours, Anne-Dauphine Julliand a dû se résoudre à accueillir la peine et les tentatives ou marques de soutien. En considérant le chemin parcouru après le double deuil de ses filles, cette maman publie un texte à la portée universelle. Sa réflexion traduit les mouvements du cœur à l’œuvre lorsque s’opère la consolation de deux cœurs: l’un meurtri, l’autre attentionné.

Anne-Dauphine Julliand est bien connue des Belges. Son premier récit autobiographique « Deux petits pas sur le sable mouillé » a touché le cœur de très nombreux lecteurs. Après d’autres livres et un documentaire, la journaliste livre à présent une réflexion sur un thème qu’elle connaît pour en avoir été l’objet: la consolation. Rencontre avec une mère meurtrie et confiante.
Le deuil était-il plus simple à vivre autrefois?
Il avait une place dans la société qu’il a perdue actuellement. On pouvait dire le deuil ouvertement. Le fait de s’habiller en noir disait à la société: prenez soin de moi, soyez délicat avec moi, parce que je suis dans la souffrance et dans l’épreuve. Aujourd’hui, le deuil a plutôt sa place dans des espaces dédiés, privés. Il n’est plus légitime. Nous ne savons plus comment dire que nous sommes en peine et les autres s’approcher pour consoler cette peine.
Comment expliquer cette complexité du rapport au deuil?
Il y a un déni énorme. Notre société refuse la souffrance et la mort, pour diverses raisons: avancées médicales, pertes de croyance… Tant que nous n’acceptons pas que la mort fait partie de la vie, nous aurons un vrai problème pour lui trouver une place. Toutes les publications, les livres, les films autour de cette thématique taboue viennent briser le silence, crier au monde que c’est une réalité dont on n’a pas peur au fond de nous.
Un mode d’emploi existe-t-il pour consoler?
Il ne faut surtout jamais que ce soit normé! Il est tout à fait naturel d’être mal à l’aise quand on s’approche de quelqu’un qui souffre. Cela veut dire que notre cœur éprouve aussi cette souffrance, que nous avons de la compassion et de l’empathie pour celui qui souffre. Notre cœur bat et est capable de se mettre à l’unisson de ce cœur qui souffre. La consolation n’est pas une action que nous appliquons, une formule qu’on dit, mais une relation qui s’établit. Il ne faut pas qu’il y ait de règles toutes faites. Consoler équivaut à se mettre au diapason de la personne qui souffre. C’est quelqu’un qui va à la rencontre de quelqu’un d’autre. Ce sont deux cœurs qui s’ouvrent, tout simplement.
Comment trouver la juste proximité?
C’est la place où l’on se sent à sa place: parfois tout contre, parfois avec une certaine distance, qui permet de rester à la périphérie de l’espace vital de la personne qui souffre. A chacun de l’évaluer. C’est très instinctif.
Comment dépasser la restriction imposée au toucher?
Le corps fait passer beaucoup d’émotions: bienheureuses et tristes. Cette distanciation est compliquée. J’espère qu’elle ne durera pas, parce qu’elle peut laisser des séquelles assez profondes dans la société. Elle révèle une peur de l’autre, qui peut nous contaminer et s’ancrer dans notre inconscient. Si nous considérons l’autre comme un danger, la société est vraiment en péril. Se toucher est une preuve de confiance dans ce qu’est l’autre. Si les gestes sont interdits, il faut utiliser les mots pour se dire cette confiance, cette affection, cet amour et cette consolation.
Un double mouvement s’opère entre celui qui console et l’autre qui est consolé.
Ce n’est pas juste quelqu’un qui s’approche. C’est aussi à celui qui souffre de donner des clefs, de s’approcher, de tendre la main vers celui qui voudrait consoler et qui ne sait pas comment faire… Dans la vie, nous sommes souvent dans des postures: de la victime, de la personne blessée et on attend tout de l’autre. Mais dans ce cas-là, ce n’est pas un échange à double sens, mais quelqu’un qui donne et l’autre qui reçoit. La consolation s’épanouit pleinement quand elle permet à deux personnes de se rencontrer. La consolation est une intention, et pas un talent, même si certaines personnes sont mieux disposées, ont une compassion plus développée, une empathie très présente. Il n’y a pas d’obligation de résultat! Consoler est d’une simplicité… C’est une somme de petits gestes, d’intentions renouvelées régulièrement. C’est de la responsabilité de chacun, individuellement. Nous pouvons tous changer la vie des gens. Moi, je ne laisse plus jamais quelqu’un pleurer tout seul, ceux que j’aime et qui m’entourent et ceux que je ne connais pas non plus.
Quels sont les enjeux qui se jouent dans la consolation?
La souffrance a différents modes d’expression, elle s’exprime dans la peine (physique), la douleur (viscérale) et la souffrance, qui les englobe. Le but de la consolation n’est pas de gommer la souffrance, mais de l’accompagner et de lui apporter la paix. Au lieu de la combattre, on accepte de cheminer avec elle. Il y a une forme de vraie solitude dans la façon de ressentir la souffrance. Elle se vit dans un tête-à-tête avec soi-même qui doit être englobé dans la présence de l’autre.
L’apprivoisement de la souffrance est-il nécessaire pour être réconcilié?
Nous pourrions chasser la souffrance si nous arrêtions d’aimer, mais ce serait infiniment triste! La souffrance est le signe que cet amour reste. Il ne faut pas lui demander de se tarir, mais l’accompagner. On est fracassé quand on souffre, éparpillé en mille morceaux, divisé intérieurement. La consolation nous raccorde à nous-même, nous rend notre dignité et notre intégrité, tout simplement. L’enjeu principal de la consolation est de pouvoir cohabiter en paix avec cette souffrance.
La pudeur expliquerait-elle la gêne devant la souffrance de l’autre?
La pudeur et la peur. Pourquoi est-ce si difficile de voir pleurer quelqu’un? Pleurer devant les autres, c’est leur dire ‘j’ai confiance en vous’, ce n’est pas leur imposer notre intimité. Qui peut nous faire croire que nous sommes des individus qui vivons juste côte-à-côte dans le monde? Que ce qui impacte la vie des autres ne nous concerne pas? C’est d’une tristesse infinie. Or la société est le cœur de la solidarité. Celle-ci s’exprime plus que jamais quand la souffrance paraît. Cacher les larmes et les interdire, c’est d’une violence sans nom. La plus grande des souffrances est la solitude engendrée par la souffrance. C’est se dire: ‘ma peine est telle qu’elle n’a plus de place dans le monde et moi je suis exclu’. Nous avons, instinctivement, besoin d’être consolé quand nous sommes dans la souffrance. Nous avons vu les méfaits des générations qui nous ont demandé de ne pas pleurer.
Personne n’est propriétaire de l’épreuve, constatez-vous.
Durant la maladie de mes deux filles, je me sentais la seule légitime dans cette souffrance, avec leur papa. Les larmes des autres me gênaient, surtout si elles étaient plus abondantes que les miennes. Il a fallu que je fasse du chemin pour réaliser que les autres pouvaient souffrir de cette épreuve qui me touchait en premier lieu. La peine se répand, indépendamment de notre volonté, et elle peut toucher des gens qu’on n’estime pas forcément concernés. Même quand on souffre, on peut soi-même consoler d’autres qui souffrent de cette même peine.
Au temps de l’épreuve succède l’épreuve du temps.
Voilà, l’ambivalence de l’épreuve du temps… La mort de ceux qu’on aime nous plonge dans un infini, dans un définitif dans lequel le temps n’a pas de prise. Ce caractère définitif vient bousculer la temporalité de nos vies. Le temps qui passe estompe la souffrance, mais on souffre tout autant. A cela vient s’ajouter une peine différente, celle qui accompagne l’oubli. Quand on souffre, il faut d’abord beaucoup de douceur envers soi-même et de bienveillance envers ce que l’on ressent. Cette mémoire qui s’efface est naturelle, les sentiments restent tout aussi vivaces. Or il y a un impératif de temps imposé par la société. Le deuil est encadré dans le temps. Pourtant, on peut pleurer toute sa vie la mort de quelqu’un qu’on aime sans être dans un deuil pathologique. On ne guérit pas du deuil, ce n’est pas une maladie! Il faut accepter qu’il nous accompagne souvent toute notre vie et accueillir la peine comme elle est. Il n’y a pas de norme, alors que nous sommes dans une logique où on tourne les pages.
L’art d’osciller entre légèreté et gravité.
Quand l’épreuve surgit dans la vie, souvent avec fracas, elle occupe toute la place. Elle recouvre d’un voile noir tous les aspects de notre vie. Finalement, la douceur du quotidien et des petits plaisirs resurgit. S’autorise-t-on à avoir un peu de futilité ou est-ce prohibé? Il faut laisser cohabiter, sans culpabilité, la légèreté et la gravité. La légèreté sans la gravité, c’est une insouciance coupable, ne pas considérer la réalité de la vie. Ne limiter la vie qu’à la gravité, c’est plonger dans le désespoir. Aussi impensable que cela puisse être, la souffrance et le bonheur peuvent cohabiter en un même cœur. On les croit totalement antinomiques, mais pourtant ils peuvent être compagnons de route et d’une vie. Je suis profondément attristée et éprouvée par la mort de mes filles, mais cela ne m’empêche pas d’avoir un bonheur profond, autre et ancré dans la vie.
Etes-vous nostalgique?
La nostalgie est l’amour qui reste; elle invite le passé à rejoindre le présent, régulièrement ou de temps en temps. Cela donne une très belle unité de vie.
Propos recueillis par Angélique TASIAUX
Anne-Dauphine Julliand, « Consolation ». Les Arènes, octobre 2020, 198 pages.
© Stéphane Remael