Le vieillissement croissant de la population constitue un défi majeur pour notre société. Il va de pair avec une augmentation des cas de démence. La société investit, de longue date et largement, en faveur des personnes âgées, voire très âgées, des personnes souffrant d’un handicap mental profond ou gravement perturbées, des patients comateux et des malades en phase terminale. Nous voudrions avant tout exprimer notre reconnaissance vis-à-vis de tous ceux et celles qui sont engagés dans l’accompagnement de ces personnes fragiles. Ce n’est pas économiquement rentable, mais nous estimons – toutes obédiences confondues – qu’il doit en être ainsi. Cette conviction répond à un choix purement éthique. Mais nous craignons que ce choix soit mis à rude épreuve en raison du « climat d’euthanasie » dans lequel nous baignons depuis 2002 et face au risque d’appliquer légalement l’euthanasie aux personnes démentes. Parce que les personnes concernées sont justement celles qui peuvent le moins faire entendre leur voix, nous jugeons, en tant qu’évêques, que c’est un impérieux devoir pour nous de faire entendre la nôtre en leur faveur.
En tout premier lieu, un être humain, même atteint de démence, demeure une personne à part entière jusqu’à sa mort naturelle. La dignité humaine ne peut dépendre de ce qu’on possède ou non certaines capacités. Elle est liée de manière inaliénable au simple fait d’appartenir à l’espèce humaine. Toute personne, même en état de démence, mérite donc le respect et doit recevoir en conséquence les soins appropriés.
L’autonomie est très importante dans notre société. Mais nous nous demandons si certaines manières de la mettre en œuvre ne sont pas marquées par un individualisme excessif. « Moi, et moi seul, décide de ce que je fais de ma vie et les autres n’ont pas à s’en mêler » semble être devenu le slogan du jour. Cela va si loin qu’un acte devrait être considéré comme bon du seul fait qu’il est le fruit d’un choix autonome. Une telle conception de l’autonomie en vient à considérer chacun comme un îlot sans lien avec autrui. Mais les individus ne sont pas des îles. Chaque être humain vit dans un environnement social, culturel, historique et relationnel. C’est pourquoi une autonomie en « relation » ou en « communion » rend beaucoup mieux compte de notre vraie identité et du fonctionnement effectif de notre liberté. De la naissance à la mort, nous dépendons les uns des autres. La tradition chrétienne exprime cela en considérant les êtres humains[1] comme des frères et sœurs, reliés au même Père. Mais il n’est pas nécessaire d’être chrétien pour comprendre combien nous avons besoin les uns des autres.
En plus du critère de l’autonomie, la notion de qualité de vie joue également un rôle important dans pas mal de décisions. Le problème de ce second critère est la difficulté d’en donner une définition objective, si bien que les éléments subjectifs risquent toujours d’être prépondérants. En ce qui concerne les personnes démentes, le risque est grand que des tiers projettent sur le patient leurs préoccupations et angoisses personnelles. La confrontation avec une personne démente doit d’abord susciter, auprès de tous, la responsabilité éthique d’en prendre soin. L’appel lancé par le prochain qui a besoin de soins renforce le fait que nous sommes ses frères et sœurs en humanité. Je suis le gardien de mon frère, que je le veuille ou non. Même s’il nous est possible d’étouffer cet appel de notre conscience, cela n’enlève rien à notre obligation morale de prendre soin de notre prochain.
Depuis la loi de 2002 sur l’euthanasie, le constat s’impose : la dérive prédite à l’époque est devenue réalité. Les limites de la loi sont systématiquement contournées, voire transgressées. L’éventail des groupes de patients entrant en ligne de compte pour l’euthanasie ne cesse de s’élargir. La souffrance existentielle, comme, par exemple, la fatigue de vivre, est ainsi placée sans hésitation dans le champ d’application de la loi sur l’euthanasie par des personnes ayant autorité dans la société – sans indice de désordre psychologique ou psychiatrique sous-jacent, ce qui d’ailleurs n’est pas de la compétence de la médecine.
Demande est aussi faite d’un nouvel élargissement de la loi afin de pouvoir procéder à l’euthanasie de personnes démentes, et ce à un moment précédemment indiqué par elles, sur base d’une déclaration de volonté anticipée. On en viendrait ainsi, par exemple, à une déclaration anticipée stipulant que l’euthanasie est demandée dès lors qu’on ne reconnaîtrait plus les membres de sa propre famille. Alors qu’auparavant on argumentait à partir du critère de « souffrance intolérable », on va maintenant un cran plus loin. Lorsqu’on perd sa capacité cognitive, on perdrait aussi son identité individuelle. Selon cette logique, on devrait, dès ce moment, pouvoir mettre un terme à la vie de cette personne.
Nous nous opposons résolument à cette tendance. Une perte d’autonomie n’est pas pour nous synonyme de perte de dignité. Pareil raisonnement – nous y insistons – nous engage de manière encore plus périlleuse sur la pente entamée. Le danger n’est pas illusoire que l’on veuille réserver le concept de personne humaine – et les droits qui y sont afférents – à ceux qui sont capables de reconnaître pour et par eux-mêmes la valeur de leur propre vie. Ceux qui ne le peuvent pas, ou ne le peuvent plus, risquent d’être éliminés ou de se voir privés des soins nécessaires. Notre société doit continuer à prendre en charge ses membres les plus vulnérables en se mobilisant pour la détection et le diagnostic précis de la démence, en assurant un soutien aux soignants bénévoles, des ressources suffisantes pour les soins palliatifs aux malades lors des stades ultimes de la démence et des moyens adéquats pour les maisons de repos et de soins. Malgré les économies à réaliser en divers domaines, la société se doit de continuer à offrir, en fin de vie, des soins de haute qualité.
Le niveau moral d’une société se mesure au traitement qu’elle réserve aux plus faibles de ses membres. Beaucoup de personnes fragiles interpréteront un éventuel élargissement de la loi sur l’euthanasie dans ce domaine comme une invitation à ne pas se montrer égoïste au point de devenir un fardeau pour autrui. Le risque n’est-il pas grand que beaucoup comprennent une extension de la loi sur l’euthanasie comme « une invitation à en finir », voire comme un « devoir de mourir » ? Mais, selon notre conception, jamais, dans une société authentiquement humaine, l’autre ne peut devenir une charge inutile. Et quand un frère ou une sœur en humanité réclame une attention et des soins redoublés, cette charge supplémentaire sera portée avec amour. Telle doit être la réponse. Une réponse qui témoigne d’une solidarité inconditionnelle. Ce n’est pas la porte de l’euthanasie qui doit s’ouvrir davantage, mais bien celle de la fraternité et de la solidarité.
Les Évêques de Belgique, le 26 février 2015