Alors que l’extrême-droite gagne du terrain dans nos pays, bien des catholiques se laissent gagner par son discours. Notamment en succombant au danger de la condamnation hâtive. Jésus nous invite à une tout autre attitude, comme nous le rappelle André Monhonval, magistrat honoraire.
Les juges ne sont pas les seuls à condamner. Beaucoup d’autres le font à l’égard de leurs semblables, et la peine infligée peut être lourde. La loi qu’ils ont arbitrairement créée pour asseoir ces condamnations s’enracine dans une volonté de préserver la singularité d’une société culturellement homogène. L’autre personne, jugée non pour ce qu’elle dit ou pour ce qu’elle fait, est condamnée seulement pour ce qu’elle est: immigrée non européenne, juive, musulmane, LGBT. Toute autorité qui ne s’intègre pas dans ce mode de pensée est vilipendée.
Les craintes du grand remplacement
De nombreux médias, désormais aux mains de défenseurs autoproclamés d’une œuvre dite civilisationnelle, diffusent des messages conformes à ces condamnations, pour les encourager ou en faire l’éloge, prenant à témoin une opinion publique dont les craintes du grand remplacement sont stimulées. En contempteurs arrogants, de prétendus journalistes affublent grossièrement l’actualité en instillant dans le public une méfiance qui précède le dégoût, puis le rejet. Les faits criminels sont l’occasion de cibler l’étranger ou d’accuser pouvoirs politique et judiciaire de laxisme, voire de corruption. L’égoïsme individuel, habilement flatté, nourrit un repli sur soi frileux et collectif. Le miroir est encore déformant mais les contours apparaissent.
Un fascisme en devenir?
Il faut regarder l’histoire droit dans les yeux. Dans un essai paru en 1995, Ur-Fascism, Umberto Ecco décrivait les signes avant-coureurs du basculement d’une société vers le fascisme : le culte de la tradition et le rejet de la modernité, le refus de toute pensée critique, la peur de la différence et le racisme, l’appel aux classes moyennes frustrées, un nationalisme obsessionnel, le machisme et le mépris pour les plus faibles. En sommes-nous si éloignés ?
Le discours d’extrême droite se propage, dans tous les pays d’Europe, ici plus rapidement que là. Au pouvoir, il conduit les régimes vers l’autocratie. Non sans contradictions, il lui arrive de se polir, pour devenir acceptable. L’homosexualité de leaders devient faire-valoir d’une diversité dont la généralité du principe reste refusée. Mais au-delà de divergences frivoles demeure un substrat commun, nourricier de théories et d’actions adoubés par nombre de catholiques persuadés de devoir assurer la pérennité d’un héritage qu’ils estiment menacé.
Comment résister?
Au nom de valeurs humanistes, d’aucuns s’emploient à résister, mais au prix d’une vision manichéenne des relations entre les personnes, en opposant privilégiés à oppressés et en faisant prévaloir les revendications ordonnatrices de minorités. Des activistes assumés ou larvés se manifestent, friands de démonstrations inutiles, tant l’égalité entre les humains relève d’une évidence qu’il convient d’éclairer davantage par l’argumentation qu’à l’aide de paillettes ou d’autres éclats. L’enfer est pavé de bonnes intentions.
La question demeure: comment résister? Pareille tâche, pour malaisée qu’elle soit, n’en est pas moins vitale. Entre les adeptes extrêmes d’une prise de conscience de l’oppression qui frappe minorités et démunis d’une part, les craintifs captivés par les sirènes de l’extrême-droite d’autre part, il s’agit d’établir l’espace suffisant pour un dialogue éloigné de tout syncrétisme mièvre, fondé sur la considération de l’être humain dans sa complexité, porteur autant de droits que de devoirs. Les plus grands penseurs de l’histoire ont vanté ce cadeau fait à chaque être humain qu’est sa liberté de conscience, d’expression et d’action, lorsqu’il s’agit d’œuvrer pour une égalité commune, celle du même respect réciproque.
Et le message de l’Evangile constitue une source d’inspiration remarquable.
Le bon berger
Lorsque Jésus dit à la femme adultère qu’il ne la condamne pas, il la distingue de ce qui est considéré comme une faute selon la loi juive. Au moment où le paria qu’était le lépreux s’approche de lui, Jésus s’en éloigne-t-il? Non, au contraire, et il le touche. Jésus lui aurait-il demandé ce qu’étaient son origine, ses croyances, son orientation sexuelle? Poser la question, c’est y répondre. Dieu a créé une diversité d’êtres humains. Le bon berger, soucieux du bien de toutes ses brebis, parce qu’il les aime, si différentes qu’elles puissent être, les appelle par leur nom. Chacune reçoit un don gratuit, celui d’une attention bienveillante à partager, qui laisse libre, tout en désignant par contraste ce qu’est le péché.
Laissons-nous guider par le bon pasteur. Dans son sillage, restons solidaires de nos semblables et de nos dissemblables. Le bien commun ne peut pas connaître d’exception. Croyants ou non, notre propension à condamner autrui est grande, sans discernement. Pourtant, quand l’heure sera venue, nous serons jugés à l’aune de la poutre que nous aurons vue dans l’œil d’un prochain considéré détestable par essence, à qui aura été refusé le droit d’exister dans sa complexité. Le certificat de baptême n’y changera rien. Il ne sera d’ailleurs demandé à personne. Le discours de l’Evangile est là, à portée de cœur et d’âme, pareil à d’autres ouvrages, "comme un caillou perpétuel et nécessaire glissé dans le soulier de l’humanité".*
André MONHONVAL
*Préface de Philippe Claudel à l’ouvrage de Primo Levi, Si c’est un homme, Robert Laffont, 2017.
(Titre, chapeau et intertitres sont de la rédaction)