Il y a quelques semaines, Guillaume de Stexhe, philosophe et professeur émérite de l’Université Saint-Louis, a passé 48 heures à l’hôpital. Objectif: remplacer son stimulateur cardiaque (ou pacemaker). Un court séjour qui l’a profondément marqué.

- Bonté
Emerveillement devant la bienveillance et le sourire de celles et ceux qui m’ont soigné. Conscience nouvelle (l’âge, sûrement) de ceci: d’autres ont pris soin de moi, attentivement, souvent avec gaieté.
D’autres prennent soin de moi: expérience fondamentale d’humanité, jusqu’ici voilée par l’arrogance et l’illusion de « l’autonomie » (je ne dois rien à personne). Même quand ils ou elles ne peuvent pas faire de miracles, les soignant.e.s sont un miracle. Au sens qu’a ce mot dans les évangiles, je crois: merveille et signe. - L’hôpital-monde
Les noms sur les badges permettent de jouer aux devinettes sur les histoires familiales: Maroc, Kazakhstan, Bruxelles, Congo, Espagne, Italie, Arménie, Rwanda, Charleroi, Brabant wallon, Grèce, Guinée équatoriale, Liban, Syrie, Roumanie… Sous les sourires, combien de trajectoires marquées par les souffrances de l’exil et de la migration? En regardant sortir de ma chambre l’infirmier qui venait de refaire mon pansement, je pensais à certains regards que ce jeune noir long et mince, au français précis, allait sans doute croiser dans le métro. Encore un bougnoule qui s’incruste chez nous. Ceux qui trouvent qu’il y a trop d’étrangers chez nous, je suppose que, par cohérence, ils renoncent à se faire soigner? Notre système de santé fait de nous des privilégiés: et il ne le fait qu’en se fournissant en compétences dans des pays où, souvent, les familles de celles et ceux qui nous soignent ne peuvent même pas rêver des mêmes soins. - Le miracle de l’hôpital
Si l’usine a été l’institution-modèle du XIXe siècle , l’hôpital est à coup sûr celle du XXe siècle (il est souvent le premier employeur de sa région). Nos trois institutions dominantes y convergent: le techno-scientifique, le social, l’économique. Concentration (1) des compétences et technologies les plus pointues; (2) de cette forme exceptionnelle de lien social et d’égalité qu’est la sécurité sociale (je n’ai quasiment rien payé: ailleurs, le système d’assurances privées maintient l’inégalité et l’insécurité devant maladies et accidents); (3) des énormes flux financiers que brassent les deux premiers. - Les soignants à bout de souffle
Mais notre hôpital est à bout. La pression à la « productivité », la multiplication infinie des possibilités et des demandes de soins, les conditions de travail (y compris l’attitude des patients-clients-rois) et de rémunération (comparez une infirmière et un footballeur…) deviennent plus lourdes chaque mois. Manque de temps, de cerveaux, de mains; épuisement, découragement, burn-out: partout on ferme des services, on réduit le nombre d’interventions chirurgicales, les délais s’allongent, la qualité de la prise en charge se dégrade. - 60 minutes, 50 grammes et dix années
60 minutes sur une table d’opération et 50 grammes de métal et d’informatique sous la peau, c’est dix années d’espérance de vie en plus. Cadeau que me font la médecine et la sécu, privilège inouï (combien de pays où un simple antibiotique est hors prix?), résultat de tout ce qui converge dans l’hôpital, et qui vient de loin. Par exemple, depuis Descartes (1596-1650) la mise au point d’une rationalité capable de produire des choses utiles à la vie – à commencer par la médecine. Et plus tard, tout le mouvement ouvrier qui s’est arc-bouté pour une solidarité devenue la sécu. Mon pacemaker, mes dix années, c’est le cadeau des chercheurs mal payés et des militants syndicaux qui faisaient passer la casquette pour les camarades amochés. - La vie nue et la mort
Mais quel sens ont ces années prolongées? L’hôpital, citadelle de la souffrance (Eluard) – et aussi empire de la vie nue: la survie du corps. Question: avec la consommation, la longévité est-elle devenue notre horizon de sens? Le risque de notre passion collective pour la santé, c’est de dénier la vie mortelle. Faute de cultiver la mort qui vient, d’entrer doucement en conversation avec elle, elle devient accident, échec, faute même. Laissée aux broussailles, elle s’ensauvage: elle viendra sans avoir mûri, et alors comme un fruit vert et acide (Rilke).
Mais faire sa place à la mort, c’est peut-être se rendre capable de chercher dans la vie mortelle autre chose que seulement se prolonger. Je pense à des médecins qui ont (re-)trouvé dans les soins palliatifs le sens de leur métier: prendre soin – même quand on ne peut pas guérir, et accompagner, dans l’ombre de la mort – qui peut devenir légère – ceux et celles qui s’y découvrent encore – vraiment? – humains… - Le cœur profond du silence
Dix années (peut-être) de vie mortelle. J’y ai pensé dans cet espace vide – je veux dire: libre: la chapelle, qui, au cœur de l’usine à santé, garde en vie, non pas des patients, mais le silence. Le grand silence qui respire en nous. Cette eau profonde, lumineuse et sombre, à la surface de laquelle nous vivons. Et dans laquelle nous descendrons un jour. Et où bat, je le crois, notre cœur profond.
Sur ce cœur-là aussi, le branchement est urgent. C’était la prière du psychiatre Winnicott: « ô Dieu, que je sois vivant quand je mourrai! »

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