Au cours de ces mois d’été particulièrement chauds, sans me déplacer, j’ai bénéficié d’un jardin. J’ai pris mesure de la chance d’avoir sous les yeux ce pan de nature: il n’est pas très vaste mais il est adossé au parc d’un château situé de l’autre côté d’une servitude communale, étroit sentier qu’empruntent volontiers les groupes de marcheurs parce qu’il offre un raccourci ombragé entre la chaussée vers la France et les champs de notre village. J’ai senti intensément le plaisir simple d’être au repos, tous sens en éveil, à contempler le ciel trop bleu (alors que je l’aime nuageux, éventé, voire pluvieux comme il l’est volontiers chez nous), à suivre le vol des papillons en blanc duo, de quelques libellules, à respirer la terre sèche, à recevoir des pétales de glycine sur le visage, percevoir les déplacements de ramiers ou d’oies sauvages, admirer le bleu du plumage des pies insolentes. Nous avons invité bien des proches, des amis à partager la fête d’un repas de mets et de mots dans cette lumière, même si elle accablait les fleurs assoiffées et les champs alentour.

Dans son Essais sur l’émerveillement, Jean Onimus questionne l’étymologie « Le mot lui-même (jardin, hortus, gradina, garden), lié à la racine qui a donné garde (ward en germanique) désigne un endroit gardé, surveillé, voir fortifié, en tout cas protégé des indiscrets.(…) En persan jardi se dit pairidaeza, mot qui en passant par le grec paradeisos, a servi à désigner l’Eden de la Genèse, jardin interdit, gardé par des chérubins armés d’épées de feu. » Jean Onimus ajoute « Tout jardin est une bribe du paradis, petit enclos privilégié où s’enracine la nostalgie d’un immémorial bonheur. »
Nous ne sommes pas Adam ni Eve mais chacun, chacune fait tôt ou tard cette expérience charnelle et spirituelle terre sous le corps, de ciel par-dessus la tête, d’un être au monde comme partie prenante. Oui, au commencement, il y a l’enfance et ce qui l’a imprégnée; les images, les fresques, les rêves. Je me souviens de ce moment fondateur que j’ai transposé dans ce poème en prose:
L’enfant se tient debout sur le bord du jardin, dans le silence végétal de l’aube, et ses pieds se crispent au froid de la pierre bleue.(…) Il est piégé aux mille rets de ses sens: c’est un parfum assoupi de framboise trop mûre, un cri planté au nid du feuillage, un mouvement de fourmi sous l’herbe. C’est une envie, lait de sureau entre langue et dents.
Il va toucher la peau impatiente du jour et faire alliance avec la terre d’ici.
J’ai la chance d’être parfois insomniaque et toujours matinale; je surprends le jardin de nuit sous la lune et son bain de lait, ou, à l’aurore, lorsqu’il émerge de l’obscurité, révèle progressivement ses formes et couleurs. Un besoin fondamental dont j’entends l’écho chez ma vieille amie amoureuse de son jardin, affirmant avec force devant l’échéance imminente « Je n’irai en séniorie que si je dispose d’un bac de fleurs que je pourrai entretenir. » Plus tard viendront les découvertes artistiques, des jardins anglais aux tapisseries de Dom Robert, des tapis de fleurs sous le manteau de Marie aux feuillages des chapiteaux.
Comment ne pas élargir la réflexion à ceux et celles qui sont privés, momentanément ou à jamais, de cet espace vert? Le poète libanais de langue française Georges Schéhadé (1907-1989) avait fui la guerre qui sévissait dans son pays pour se réfugier à Paris; il évoquait avec délicatesse ce qui est abandonné mais laisse trace indélébile: Il y a des jardins qui n’ont plus de pays/ Et qui sont seuls avec l’eau/ Des colombes les traversent bleues et sans nids/Mais la lune est un cristal de bonheur/Et l’enfant se souvient d’un grand désordre clair. De son côté, Etty Hillesum écrit sobrement dans une Lettre de Westerbork datée du 7 août, alors qu’elle mourra dans une chambre à gaz le 30 novembre de la même année 1943: Ce matin, il y avait un arc-en-ciel au-dessus du camp, et le soleil brillait dans les flaques de boue. Rien que cela, mais cela: un jardin de ciel et son reflet.
Colette Nys-Mazure
Poète, essayiste et nouvelliste