Le monde ne va pas très bien. Et pourtant, nous ne faisons pas grand-chose pour le changer. Et si nous tâchions d’unir le ciel à la terre? Voilà la piste qu’entend dessiner Baudouin De Rycke, enseignant à Montigny-le-Tilleul.
La guerre, les violences urbaines, le réchauffement climatique, les épidémies, les accidents de la route, le harcèlement moral…: tout une gamme de maux et de souffrances dont on nous parle en boucle et qui nous inquiètent…
Etonnamment, cette peur ne modifie pas vraiment notre façon de vivre. Pour le comprendre, nous pouvons éventuellement invoquer la force incommensurable de l’habitude. Mais la raison la plus crédible est que nous ne souffrons pas vraiment… avant d’être touché personnellement par ce que nous craignons. Cela porte un nom qui nous est désormais familier: l’individualisme.
Certes, nous nous indignons…
Pour assurer le maintien de notre somnolence, la vie nous offre le divertissement. Sans lui, pourrions-nous supporter la vision horrifique de ce qui nous menace? Certes, nous nous indignons. Pas davantage hélas, en vertu du principe que certains sont payés pour s’occuper de ce problème. En attendant, le monde compte des milliards d’indignés, et son sens moral n’évolue presque pas. Faut-il vraiment s’étonner de cet étrange paradoxe? Il est si doux de vivre sans responsabilité individuelle.
Ainsi donc naît le chaos…
L’œil du poète
Qui, mieux que les poètes, a regardé le mal et la souffrance en face, jusqu’à les ressentir? En 1857, Baudelaire, à l’occasion de la publication de ses Fleurs du mal, en donnait une éclatante illustration:
Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches;
Nous nous faisons payer grassement nos aveux,
Et nous rentrons gaiement dans le chemin bourbeux,
Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.
(…)
Aux objets répugnants nous trouvons des appas;
Chaque jour vers l’Enfer nous descendons d’un pas,
Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent.
(…)
Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons
(…)
C’est que notre âme, hélas! n’est pas assez hardie. (1)
En réalité, l’âme humaine n’a pas changé, depuis la nuit des temps. Qui peut prétendre, dans notre société hédoniste, que ces vers ne le concernent en rien? Aux objets répugnants ne trouvons-nous pas trop souvent des appas? Nos repentirs ne sont-ils pas un peu lâches? Ne cherchons-nous pas à donner de nous-mêmes une image vertueuse par la tonalité vibrante de nos lamentations improductives…? La déchéance morale de notre société ne tire-t-elle pas sa source dans notre hypocrisie, notre aveuglement ou nos lâches démissions?
L’orgueil et la déroute de l’esprit, accélérateurs du mal…
La faiblesse de l’homme ne peut à elle seule expliquer l’abaissement du sens moral qui survient périodiquement dans l’histoire de l’humanité. Chaque enfant qui naît est en effet doté d’une lumière éclatante de vérité, de beauté et de bonté. Mais si nos intérêts personnels et matérialistes sont les seuls à orienter nos choix, comment cette lumière pourrait-elle arriver à contenir les forces du mal, toujours aux aguets? Nous ne pouvons – et les enfants moins encore que tout autre – résister à la tyrannie de nos multiples désirs et de notre vanité sans nous munir du bouclier de la juste mesure. Le chaos n’est pas d’abord le désordre de la matière mais la déroute ou la démission de l’esprit devant le mystère de la vie (2).
"Discipliner le fourmillement de nos désirs"
Le mal tire sa force de notre refus obstiné d’unir le ciel à la terre. Ce refus nous maintient dans l’animalité et nous fait "rentrer dans les chemins bourbeux" que dénonce le poète. Paul Diel, qu’Einstein lui-même admirait pour son étude approfondie du fonctionnement psychique, nous a mis clairement en garde dans ses divers écrits: nous paraissons de moins en moins capables de nous élever à une forme plus haute de l’existence. Nous limitant aux seuls moyens de l’intellect, "nous ne formons quasiment plus que des projets utilitaires, nous rendant incapables de discipliner le fourmillement de nos désirs" (3). Si les écoles et les familles voulaient bien s’imprégner de cette préoccupante analyse en consacrant un peu plus de temps à la formation de l’esprit, ce ne serait déjà pas si mal…!
Nous sommes plus que jamais les jouets de notre orgueil endémique et de notre démesure. Les Grecs anciens, comprenant mieux que nous que "la joie, sens ultime de la vie, se trouvait remplacée peu à peu par une euphorie béate" (4) cherchaient à s’inspirer des héros de sa mythologie foisonnante. Ces héros sont-ils rien d’autres que des forces intrapsychiques auxquelles nous pourrions nous aussi faire appel, si "nos âmes froides, nos nuques raides ou nos esprits faussés ne nous en empêchaient…?"
(1) Ch. Baudelaire, "Les fleurs du mal" - Au lecteur. Ed. A. Adam, 1994.
(2, 3 et 4) Paul Diel, "Le symbolisme dans la mythologie grecque". Editions Payot, 1980.