Le 24 juin, la Cour suprême des États-Unis a rejeté l’arrêt historique Roe v. Wade, et ce faisant, a annulé le droit national à l’avortement, vieux de près de 50 ans. Cette décision fait l’objet de fortes protestations aux États-Unis et bien au-delà. René Stockman examine la situation à travers les lunettes de l’histoire et pose des questions critiques à propos des protestations.

Pour savoir d’où vient Roe v. Wade, il faut remonter à 1973, dans le sillage immédiat de la révolte de Mai 1968, où tous les tabous autour de la sexualité ont été remis en question, où la sexualité libre a été ouvertement propagée et où il était de bon ton, dans les festivals hippies, de repousser autant de limites que possible et surtout de les franchir.
Majorité de sept contre deux
Aux États-Unis, en 1969, une certaine Norma McCorvey, âgée de 22 ans, mère célibataire de deux enfants, qui vivait alors en marge de la société, cherchait à se faire avorter pour sa troisième grossesse non désirée. Le Texas n’autorisait les avortements que si la vie de la mère était en danger. Deux jeunes avocates tout juste diplômées, et clairement sous l’emprise de l’air du temps, ont pris la défense de cette femme, appelée « Jane Roe » pour des raisons de confidentialité, et ont obtenu en 1970 la légalisation de l’avortement au Texas jusqu’aux 24 premières semaines de la grossesse. Pour Mme McCorvey, cette décision est arrivée trop tard, car elle était enceinte depuis plus longtemps. L’enfant qu’elle a finalement mis au monde a été adopté et est entré dans l’histoire sous le nom de « Roe ». Etant donné que que le procureur général du Texas, Henry Wade, continuait à s’opposer à ce verdict et à engager des poursuites contre la pratique de l’avortement, la Cour suprême prit la décision en janvier 1973 avec une majorité de sept contre deux, de légaliser l’avortement pour tous les États. Pendant près de 50 ans, l’affaire Roe v. Wade a suscité beaucoup d’émotions aux États-Unis. Cela a donné lieu à de vives confrontations entre les mouvements pro-choice (pour le libre choix) et pro-life (pour la vie), qui opposaient le droit à l’avortement comme droit de la femme au droit à la vie de l’enfant à naître.
Retour à la réglementation par État
Pendant le mandat du président Donald Trump, un certain nombre d’États américains ont commencé à limiter la période durant laquelle l’avortement est autorisé. Il est frappant de constater que c’est encore au Texas que la période a été réduite à six semaines, tandis que d’autres États ont également introduit de nouvelles restrictions. Cela a conduit à un nouveau recours devant la Cour suprême qui, le 24 juin, a annulé le droit général à l’avortement et a de nouveau accordé à chaque État la possibilité d’élaborer sa propre réglementation en la matière. Cet arrêt ne concerne pas l’interdiction pure et simple de l’avortement, comme certains l’ont prétendu avec beaucoup d’émotion. C’est un appel à y réfléchir sérieusement et à ce que les citoyens de chaque État aient à nouveau la possibilité de prendre une décision réfléchie sur la question. L’avenir proche montrera ce que les Américains en pensent vraiment. Cet arrêt enlève en effet à l’avortement le prédicat « droit absolu » de la femme et oppose à nouveau le droit de la femme au droit à la vie de l’enfant qu’elle porte.
Un acquis
Le point de vue pro-life restera toujours opposé au pro-choice, car leurs principes sont fondamentalement différents. Mais jusqu’à présent, y compris chez nous, il semblait que le pro-choice était devenu un acquis impossible à contester, car qui oserait remettre en question ou s’opposer à l’autodétermination absolue ? Ceux qui ont défendu le pro-life, en revanche, étaient et sont considérés comme des personnes arriérées mues exclusivement par des vues traditionalistes totalement dépassées et à forte connotation idéologique. Elles sont donc non seulement ridiculisées dans les médias et muselées sur le plan politique, mais elles sont également privées de manière agressive de toute tentative de dialogue serein avec ceux qui ont des visions différentes. Au cours de la période précédant la décision, les mouvements pro-choice ont attaqué des églises et perturbé les services religieux en de nombreux endroits aux États-Unis, mais le gouvernement a béatement fermé les yeux sur ces violences. Les a-t-il considérées comme une manifestation de la liberté d’expression ? Dans le passé, il y a pourtant eu d’autres types de réactions lorsque les mouvements pro-life ont mené des actions qui étaient généralement peu violentes.
Lutter contre la banalisation
Il est en effet temps, grand temps même, que l’on ose réfléchir à la question de savoir combien de milliards d’enfants innocents ont été tués ces dernières années en raison de la banalisation de l’avortement. Certains expriment aujourd’hui leur indignation face à la restriction du droit à l’avortement et ils proclament même que des femmes vont à nouveau mourir à causes des avortements pratiqués dans la clandestinité. En ce qui concerne le premier point, cela semble très unilatéral et témoigne même d’une vision réductrice. Ils n’ont jamais manifesté auparavant le moindre signe d’indignation face au fait que le nombre d’avortements atteignait des proportions stupéfiantes, et ils ne se sont jamais attardés sur les effets psychologiques que l’avortement peut avoir sur ces femmes elles-mêmes. Pour certaines, il s’agit d’un traumatisme qu’elles portent toute leur vie. C’est pourquoi nous devons continuer à chercher comment aider les femmes en situation d’urgence, sans proposer immédiatement l’avortement comme seule et unique solution. C’est contre cette banalisation de l’avortement que nous devons continuer à nous battre, tout en défendant que toute vie est digne d’une protection absolue, de la conception à la mort naturelle.
La nouvelle décision de la Cour suprême entrera dans l’histoire comme la cause Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization. Elle offre désormais une nouvelle occasion de débattre plus sereinement et de mettre en balance de manière raisonnée le droit à la vie de la femme et de l’enfant à naître. Mais il faudra pour cela renoncer aux réactions purement émotionnelles, comme c’est actuellement le cas dans de nombreux débats concernant la vie, le respect de la vie et le droit – ou non – de prendre la vie en main. Et il faudra aussi avoir le courage de faire entendre de manière équitable la voix de l’être à naître dans le débat.

Fr. René STOCKMAN
Supérieur général Frères de la Charité