Le 2 décembre, le pape François a entrepris un voyage de cinq jours en Chypre et en Grèce. Une visite bien plus sensible qu’il ne semble à première vue, selon Benoit Lannoo.
Quand le saint Pape Jean-Paul II entreprit son « pèlerinage dans les traces de l’apôtre Paul » en mai 2001 et passa, à part en Syrie et sur l’île de Malte, aussi deux jours en Grèce, le monde vivait un élan relativement optimiste. Le Mur de Berlin venait de s’écrouler et la décision d’un élargissement de l’Union européenne vers plusieurs pays de l’Europe de l’Est en 2004 venait d’être entérinée. Par ailleurs, personne n’aurait osé soupçonner à ce moment-là que des terroristes pourraient détourner des avions dans les Twin Towers à New-York, comme ce fut le cas le 11 septembre 2001, à peine quatre mois plus tard. Aujourd’hui, à la veille d’un voyage pontifical à Chypre et en Grèce, le monde est devenu bien plus instable qu’il y a vingt ans, en particulier autour de la mer Méditerranée.
Le 4 décembre, le pape François rencontrera Sa Béatitude Hiéronyme II, archevêque d’Athènes et de toute la Grèce. Les relations entre le monde catholique et le monde orthodoxe se sont fortement renforcées depuis la visite précédente d’un pape catholique, Jean-Paul II en l’occurrence, au Saint Synode de l’Eglise orthodoxe grecque et à son métropolite. À l’époque, il s’agissait encore de Sa Béatitude Christodule… et grand nombre de croyants orthodoxes fanatiques étaient même descendus dans les rues d’Athènes pour dénoncer sa bienveillance envers de cet « Anti-Christ » venant de Rome. Cependant, le voyage du diplomate visionnaire que fut Jean-Paul II s’est avéré un grand succès sur le plan œcuménique.
En effet, quand Christodule énumérait une série de méfaits des catholiques vis-à-vis de l’Eglise orthodoxe après le Grand Schisme de 1054 – dont le sac de Constantinople pendant la Quatrième Croisade en 1204 – Jean-Paul II demanda pardon explicitement : « Pour toutes les occasions passées et présentes où les fils et les filles de l’Eglise catholique ont péché par action et par omission contre leurs frères et sœurs orthodoxes, puisse le Seigneur nous accorder le pardon que nous lui demandons ! » Spontanément, Christodule s’était mis à applaudir ! La visite emblématique de son successeur, Hiéronyme II, avec le pape François et le patriarche œcuménique Bartholomé à Lesbos en avril 2016, a bien démontré à quel point les relations sont bonnes depuis lors, entre Athènes et Constantinople d’une part et Rome d’autre part.
Mais François sera quand même très prudent, car le monde orthodoxe traverse aussi une crise profonde. Il y a deux ans, Hiéronyme et son Saint Synode de l’Eglise orthodoxe grecque étaient les premiers à reconnaître l’autocéphalie – c’est-à-dire l’indépendance – octroyée début janvier 2019 par le patriarche œcuménique de Constantinople à l’Eglise orthodoxe d’Ukraine, et se mettaient ainsi à dos le patriarche Cyrille de Moscou. La visite pontificale à Athènes ne risque-t-elle dès lors pas d’endommager les relations fragiles de Rome avec Moscou ? Plus d’un nationaliste russe soupçonne le Vatican d’être un des moteurs de la posture de Kiev vers l’Occident. Lors d’une mise au point organisée par L’Œuvre d’Orient, le responsable de la Communication des évêques orthodoxes de France, l’avocat parisien Carol Saba, ne semblait pas trop s’inquiéter à ce sujet : « Moscou a fait comprendre récemment que le dialogue avec Rome continuera ».
Or, les sujets les plus sensibles du voyage ne sont peut-être pas d’ordre ecclésiastique, mais plutôt d’ordre politique. Il y a évidemment les migrants et les réfugiés. À ce sujet, les chefs d’Eglises à Athènes, à Constantinople et à Rome sont parfaitement sur la même longueur d’onde, mais les politiques ne les suivent pas. Tout le monde connaît, hélas, les images des conditions abominables dans lesquelles vivent des milliers de réfugiés dans le îles grecques devant la côte turque : à Lesbos, Chios, Kos, Leros ou Samos. Mais leur nombre augmente aussi à vue d’œil sur le continent grec. Le jésuite lillois Pierre Salembier, responsable du Jesuit Refugee Service (JRS) à Athènes, nous relate que le Haut-Commissariat pour les Réfugiés vient de décider de ne plus verser d’argent sur leur carte bancaire et que les autorités grecques doivent s’en charger. « Résultat : les gens ont faim », dit le père Salembier.
Dans la soirée du 4 décembre, le pape François rencontrera les jésuites à la nonciature à Athènes. Le lendemain, il rendra visite aux réfugiés du Centre d’identification et de réception de Mytilène à Lesbos, où il prononcera un discours et priera l’Angélus. Prendra-t-il de nouveau quelques réfugiés à bord de son avion ? Ce n’est pas improbable. À Chypre aussi, pendant les deux premiers jours du voyage à venir, les migrants seront au centre de l’attention du pape. C’est ainsi qu’il coprésidera vendredi après-midi, à l’église paroissiale de la Sainte-Croix à Nicosie, avec le métropolite orthodoxe chypriote Chrysostome II, une prière œcuménique avec et pour les migrants. Ce n’est pas anodin, car Chrysostome II s’est déjà avéré, à plusieurs reprises, un nationaliste pur et dur et son discours envers les migrants n’est pas toujours très chaleureux.
Après Benoit XVI, François est le second pape à mettre le pied sur l’île de Chypre, située à moins de 70 kilomètres de la côte turque et à moins de 100 kilomètres du la côte libanaise. Cette île vit une situation tout à fait particulière. Malgré le fait que l’ambiance y est celle du Moyen-Orient, Chypre est un Etat membre de l’Union européenne, tandis que son territoire est en partie occupée par un partenaire de l’Otan, au désaccord de la planète entière ! Pardon ? En effet, après des années de troubles entre les chypriotes grecs (donc des chrétiens orthodoxes) et les chypriotes turcs (des musulmans sunnites), l’armée turque a envahi en 1974 une partie de l’île et y a proclamé une « République turque du nord de Chypre », reconnue uniquement par Ankara.
La salle de presse du Vatican vient de formellement démentir la rumeur selon laquelle le souverain pontife se rendrait également en Chypre du nord. « Les communs des mortels en Chypre, qu’ils soient du nord ou du sud, se côtoient et leurs relations sont bonnes », a estimé Mgr Selim Jean Sfeir pendant le point de presse de L’Œuvre d’Orient. Le Libanais a récemment été installé archevêque maronite de Nicosie et il sera le premier à recevoir le pape François le 2 décembre, dans sa cathédrale Notre-Dame-des-Grâces à Nicosie, avant que le pape ne salue les autorités cypriotes. Mgr Sfeir se montre surtout très prudent. Il nous semble bien trop simple d’affirmer que la scission de l’île est une affaire purement politique et qu’elle ne touche guère les gens : la politique n’est jamais totalement détachée du vécu.
Par ailleurs, n’oublions pas que l’invasion turque s’est effectuée après un coup d’Etat des colonels d’Athènes contre le président chypriote de l’époque, qui n’était autre que le métropolite Makarios III. Ce dernier avait d’ailleurs toujours fortement insisté sur l’Enosis (le rattachement de Chypre à la Grèce). La politique n’est jamais loin de l’Eglise en terre orthodoxe !
Mais le Pape pourrait-il ne rien dire de cette situation totalement illégitime de l’occupation turque du nord du pays ? Le directeur de L’Œuvre d’Orient, Mgr Pascal Gollnisch, ne mâche pas ses mots quand la question est évoquée. « Il n’y a pas que l’ingérence turque à Chypre », dit-il. « Il y a aussi les bombardements turcs réguliers au nord de la Syrie et de l’Irak qui, malgré qu’ils soient soi-disant ciblés contre des terroristes kurdes, font des dégâts dans des villages chrétiens et détruisent des églises. Il y a la transformation à Istanbul d’églises emblématiques comme Sainte-Sophie – que je considérai à tout jamais comme une église chrétienne – en mosquées. Et il y a la complicité turque avec l’éradication de racines chrétiennes-arméniennes au sud du Caucase, dans des régions qui n’avaient jamais appartenus à l’Azerbaïdjan avant la chute de l’Union soviétique. »
Le pape François est attentif à la géostratégie (exemples : la prière avec toutes les Eglises du Moyen-Orient à Bari qu’il compte réitérer incessamment à Florence, ou ses voyages à Abu Dabi et en Irak) et il manque rarement de surprendre. Mais à quoi bon dénoncer les agressions continues du régime de Recep Tayyip Erdoğan à Ankara, tant que les chancelleries occidentales ainsi que l’Union européenne et l’Otan à Bruxelles continuent lâchement à ne rien voir, ne rien entendre et ne rien faire ?