Il est urgent..., interpelle l'abbé Ionel ABABI, prêtre et formateur au Séminaire de Namur, dans ce courrier qu'il adresse à Cathobel.
Par un dimanche matin ensoleillé de mars, en me rendant à une de mes paroisses pour la Messe dominicale, je croise sur ma route champêtre des cyclistes, des joggeurs, des marcheurs et des promeneurs. En les voyant, je ne peux m’empêcher de les interpeller, intérieurement, en considérant que beaucoup ou certains d’entre eux sont baptisés : "savez-vous que c’est “le jour du Seigneur” ? Avez-vous pensé rendre gloire à Dieu en ce jour qui lui et vous est consacré ? ". Et pour cause, "au septième jour, Dieu se reposa, après tout l’ouvrage qu’il avait fait" (Gn 2,2). Et "Dieu bénit le septième jour et le sanctifia" (Gn 2,3) instaurant ainsi le précepte du “sabbat” dans la première Alliance, qui annonce le “dimanche” de la nouvelle Alliance inauguré par la résurrection de Jésus.
En effet, le dimanche rappelle le jour de la résurrection du Christ : c’est la Pâque de la semaine, c’est “le jour du Seigneur”, le jour par excellence où l’homme élève tout son être à Dieu en offrande de louange, d’action de grâce, et où il se repose, quels qu’en soient les moyens, tels les loisirs tant mérités après une semaine de labeur. Ce faisant, l’homme “imite” Dieu, rien moins que cela : la créature se conforme à son Créateur dont il adopte l’attitude et le rythme. Sans compter le précepte du "décalogue" (cf. Ex 20,1-11 ; Dt 5,12-15) relatif au sabbat visant, d’une part, à adorer le Seigneur en lui rendant un culte et, d’autre part, à se reposer, aucun être vivant (pas même les animaux domestiques) n’étant exclu ou dispensé de ce repos hebdomadaire. Ainsi se trouvent conjuguées (bien avant l’époque moderne) la prescription religieuse d’honorer Dieu et l’exigence de justice sociale à l’égard de tous les êtres, notamment des plus faibles : les esclaves et les étrangers.
Religion de l'Incarnation
Les baptisés que j’ai rencontrés sur mon chemin réalisent-ils la profondeur et la beauté de leur vocation ? Pour ma part, arrivé à destination, je garde en moi ces interrogations comme autant de cris et les porte dans ma prière en les déposant sur l’autel du Saint Sacrifice de la Messe comme une offrande. Cependant, face à une assemblée clairsemée (davantage que d’habitude à cause, notamment, de la jauge imposée en ce temps de pandémie) et majoritairement composée d’aînés, je ne résiste pas à penser aux visages croisés sur la route en succombant à un colloque intérieur : "ces baptisés honorent-ils le jour du Seigneur ? Participeront-ils à la Messe dominicale ? Se nourriront-ils de la Parole et du Pain de Vie ? Non par écran interposé mais “en présentiel” selon la formule désormais consacrée ! Comment pourrait-il d’ailleurs en être autrement dans une religion de l’Incarnation ?".
De fait, sauf cas spécifique (personnes malades ou âgées) et circonstances exceptionnelles (telle une pandémie), le chrétien catholique ne peut se passer de l’assemblée, de la communauté qui se réunit particulièrement pour célébrer l’Eucharistie, cette "épiphanie de l’Église", selon les mots de Saint Jean-Paul II dans sa dernière encyclique Ecclesia de Eucharistia (L’Église [vit] de l’Eucharistie, 2003). En tant que "source et sommet de toute la vie chrétienne" (Concile Vatican II, LG n°11), le Sacrifice eucharistique nourrit et forme l’Église. Comme le soulignait feu le Cardinal Godfried Danneels : "la messe dominicale est le cœur de la communauté chrétienne : elle est indispensable à la “santé” de l’Église" (À dimanche ? Rendez-vous à l’église !, Paroles de vie…Pâques 1993, p. 48), et Saint Jean-Paul II de développer cette thématique fondamentale dans la lettre apostolique Dies Domini (Le jour du Seigneur, 1998) toujours d’actualité. Il est dès lors logique de s’interroger, voire de s’inquiéter, du manquement à ce “rendez-vous hebdomadaire” de la majorité des baptisés catholiques.
Prendre soin de l'âme
Ces questions s’entrechoquent dans mon esprit et me tourmentent car, en tant que prêtre, j’ai charge d’âme. L’Église m’a confié le soin des âmes. En ce dimanche matin printanier (et tous les autres jours de l’année), comment les baptisés que j’ai rencontrés sur ma route prennent-ils soin de leur âme ? Pensent-ils et se préoccupent-ils de la vie éternelle ("Car Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais obtienne la vie éternelle", Jn 3,16) ou l’horizon de leur vie se fige-t-il ici-bas aux quelques décennies (au plus) de vie terrestre ? J’ose le croire (cela me tranquilliserait), mais je cède intérieurement, non sans chagrin, à la pensée lancinante que beaucoup de nos contemporains et condisciples dans le Baptême ignorent ou négligent la santé de leur âme.
En ce temps de pandémie dont le leitmotiv est (à raison !) la santé du corps, ne devrait-on pas veiller tout autant au “salut de son âme” ? Certes, le christianisme (ou la religion) n’a pas le monopole de ce qui est le propre de tous les hommes (et même de tous les vivants), ce "principe de vie" si merveilleusement dépeint par l’académicien français François Cheng (De l’âme, Albin Michel, 2016). Si l’Église n’a pas l’apanage de l’âme (la culture sous toutes ses formes répond, indéniablement, dans une certaine mesure aux aspirations de l’âme), elle est néanmoins consciente ou devrait se rappeler de sa mission spécifique, à savoir faire tout contribuer “à la gloire de Dieu et au salut des âmes”, selon l’aphorisme théologique bien connu.
Un examen de conscience
"À la fin, il reste l’âme" écrit François Cheng (De l’âme, p. 176) ! Cette conclusion de l’académicien, à laquelle j’acquiesce, en appelle d’autant plus à mon ministère de prêtre (pasteur des âmes) et à la responsabilité des baptisés : notre inestimable vocation baptismale nous tient-elle véritablement à cœur ? Prenons-nous soin de notre âme ? Sommes-nous à l’écoute du vibrant appel de Jésus et nous laissons-nous interpeller par sa parole : "Que sert à l’homme de gagner le monde entier, s’il vient à perdre son âme/sa vie ?" (Mt 16,26) ?
La pandémie du Covid-19 sévissant déjà depuis un an a provoqué d’incalculables dégâts, sur tous les plans, avec son lot de conséquences dramatiques ! Ella a cependant permis de réaliser une sorte d’examen de conscience d’une majeure partie de l’humanité sur son “train de vie”, ses habitudes et ses certitudes, et d’en faire le point. Ainsi, au niveau ecclésial, on peut considérer que ce temps d’épreuve a été (et continue d’être) l’occasion d’effectuer comme un “scanning” de l’Église catholique, en l’occurrence en Belgique, et d’observer l’état des communautés, de la vie des prêtres, du rapport des autorités ecclésiastiques à l’état, de la place que l’Église occupe réellement dans la société et ce qu’elle représente vraiment pour nos concitoyens, etc.
Le bilan, à mon modeste avis, n’est point reluisant : loin s’en faut ! Qu’il suffise de citer, à titre d’exemple (oh combien emblématique et symptomatique !) l’impuissance des responsables ecclésiastiques face aux autorités politiques, comme le confesse, non sans tristesse, le Cardinal Jozef De Kesel : "Nous n’avons rien obtenu", écrit-il dans son témoignage profond et émouvant, tout en y invitant à discerner dans ce “temps de désert” un "détour" comme celui que dût faire le peuple hébreux pour rejoindre la terre promise (cf. Ex 13,17), "un kairos, un temps favorable, un temps de grâce [qui] peut nous rappeler ce que peut-être nous risquions d’oublier (…), les fondements de notre vie chrétienne (la prière et la solidarité) dont l’Eucharistie est la source et le sommet" (Pastoralia N°2, 2021, p. 5). Il n’en demeure pas moins que le “cliché” produit par ce “scanning” de l’Église durant cette épidémie se révèle fort ombrageux et donc préoccupant.
Cultes relégués dans l'espace privé
Tout en félicitant les nombreuses initiatives locales des communautés paroissiales (la créativité à foison et la capacité d’adaptation sans précédent), je ferais violence à ma conscience si je ne reconnaissais pas toutes les limites de celles-ci (soulignées par ailleurs dans différentes études) et le désintérêt massif de la société belge des réalités de l’Église, en commençant par les pouvoirs publics. Ceux-ci, dans les discours officiels (conférences de presse ou décisions gouvernementales) ont à peine évoqué le domaine des cultes (presque exclusivement en mentionnant les funérailles), excluant complétement la religion de la sphère des “activités essentielles” et les reléguant ainsi dans l’espace privé ou les omettant carrément. Cette situation a révélé manifestement et incontestablement la marginalisation de l’Église (et aussi des autres cultes) dans les décisions majeures de notre état (ainsi que dans la société civile en général) et, en même temps, l’impuissance des catholiques (et de leurs représentants en particulier) faces aux autorités politiques. Comme le reconnaît amèrement le Cardinal, notre voix n’a pas été entendue : le sera-t-elle (encore) un jour ?
Force est d’admettre que la réalité ne rencontre pas exactement les statistiques fournies chaque année par l’administration de l’Église. Face à ce constat qu’on pourrait assurément qualifier d’alarmant (vu le “devoir évangélique” qui incombe aux baptisés), point de nostalgie d’une Église d’antan ! Ce serait “contre-nature” et stérile ! Au contraire, reconnaissons-y "un kairos, un temps favorable, un temps de grâce", selon les mots du Cardinal Jozef De Kesel. Dès lors, aura-t-on le “courage prophétique” et l’honnêteté de regarder en face ce “cliché bistre” résultant du “scanning” de notre Église et d’en tirer des leçons pour l’avenir ou se contentera-t-on d’un “superficiel lifting”, sans lendemain, au risque de perdre son âme et de perdre les âmes ? Ô malheur ! Que Dieu nous en garde ! Continuera-t-on à être préoccupé par des “chantiers” d’ordre organisationnel, structurel (sans doute utiles !) ou se souciera-t-on du salut des âmes en entreprenant une véritable œuvre d’évangélisation à l’instar des premiers évangélisateurs de nos contrées et surtout en fidélité au mandat donné par le Christ-Jésus : "Allez donc ! De toutes les nations faites des disciples…" (Mt 29-20). En somme, veut-on juste “entretenir” l’Église ou envisage-t-on de la “renouveler” véritablement dans le souffle de l’Esprit-Saint ?
Il est urgent…
Au nom de notre Baptême et répondant à l’invitation vivace de Jésus ("Avance au large" Lc 5,4), forts de sa divine promesse ("Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin des âges" Mt 28,20) et de sa présence constante dans la barque de l’Église et dans nos vies, quelles qu’en soient les traversées (cf. Mc 4,35-41), frères et sœurs catholiques :
1. Il est urgent de vivre pleinement la grâce baptismale en répondant promptement, quotidiennement et généreusement au merveilleux appel reçu du Seigneur : "la vocation universelle à la sainteté" (cf. Concile Vatican II, LG ch. V) rappelée vigoureusement par le Pape François dans son exhortation apostolique Gaudete et Exsultate (2018) !
2. Il est urgent d’accorder à Dieu la première place dans notre vie – confiants qu’ "Il n’enlève rien, mais qu’Il donne tout" (Pape Benoît XVI, Homélie de la Messe inaugurale, 24 avril 2005) – en recevant les grâces divines offertes dans les sacrements et en y participant régulièrement et activement, en particulier à la Sainte Messe, “car ce que l’homme sème, il le récoltera” (cf. Ga 6,7b-8) !
3. Il est urgent d’être "sel de la terre et lumière du monde" (Mt 5,13-14), de vivre au quotidien les "béatitudes" (cf. Mt 5,1-12) et “l’unique double commandement” de l’amour de Dieu et du prochain (cf. Mt 22,38-39 ; Mc 12,28-34), en "demeurant" constamment "dans" le Seigneur pour pouvoir aimer comme Lui (cf. Jn 15,12-17) !
4. Il est urgent de témoigner toujours et partout de notre foi au Christ-Jésus, en faisant preuve de créativité et d’originalité (à l’instar des saints à travers les âges), totalement fidèles à la Tradition vivante de l’Église et en pleine communion avec elle !
5. Il est urgent d’être les “lampes du Seigneur” éclairant par notre “style de vie” la maison de notre monde (cf. Mt 5,15-16), de nos sociétés sécularisées et pluriculturelles, cherchant à y discerner "les signes des temps" (Concile Vatican II, GS n°4,§1), c’est-à-dire Dieu à l’œuvre ou le Royaume des cieux en germe, conformément à l’exhortation de l’Apôtre Paul : "Ne prenez pas pour modèle le monde présent, mais transformez-vous en renouvelant votre façon de penser pour savoir reconnaître quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bon, ce qui est capable de lui plaire, ce qui est parfait" (Rm 12,2) !
6. Il est urgent de transmettre patiemment notre héritage spirituel aux jeunes générations qui représentent l’avenir de l’Église (de nos communautés et paroisses), en leur proposant prophétiquement "la joie de l’évangile" (Evangelii gaudium – exhortation apostolique du Pape François, 2013), réinvestissant leurs lieux de vie (tout spécialement les écoles et les réseaux sociaux) par des alternatives actuelles audacieuses aux structures d’autrefois !
7. Il est urgent d’être, dans le monde d’aujourd’hui, une "Église disciple missionnaire", d’après les mots du Pape François et selon “la feuille de route” qu’il nous donne dans son exhortation Evangelii gaudium (cf. n°19-49) !
8. Il est urgent d’adopter résolument l’unique programme pastoral viable, “la pastorale de l’évangélisation”, laquelle "obéit au mandant missionnaire de Jésus (Mt 28,19-20a)" (Pape François, Evangelii gaudium, n°19), et d’en faire le seul, l’incontournable “chantier” de notre Église, de nos diocèses et de nos paroisses, en œuvrant pour “la gloire de Dieu et le salut des âmes” !
9. Il est urgent d’être "une Église “en sortie”" mue perpétuellement par l’Esprit-Saint : "Sortons pour offrir à tous la vie de Jésus-Christ", selon le vœu ardent du Pape François (Evangelii gaudium, n°49) et dans l’esprit formulé par l’Apôtre des nations, le missionnaire incomparable, Saint Paul : "Je vous exhorte, mes frères, par la tendresse de Dieu, à lui offrir votre personne et votre vie en sacrifice saint, capable de plaire à Dieu : c’est là pour vous l’adoration véritable" (Rm 12,1) !
10. Il est urgent, pour ce faire, de se nourrir du Sacrifice eucharistique et de la Parole du Seigneur, de "manger sa chair et son sang, non seulement dans l’Eucharistie, mais aussi dans la lecture de la Saint Écriture. En effet, la Parole de Dieu, puisée dans la connaissance des Écritures, est une vraie nourriture et une vraie boisson." (Saint Jérôme, In Psalmum 147, cité par le Cal Jozef De Kesel dans Pastoralia N°2, 2021, p. 5) afin d’y puiser les “énergies spirituelles”, les grâces nécessaires !
11. Il est urgent, dès lors, de sanctifier “le jour du Seigneur” en prenant part au “festin des noces de l’Agneau” : "le dimanche est un jour saint pour les chrétiens, sanctifié par la célébration de l’Eucharistie, présence vivante du Seigneur parmi nous et pour nous. C’est donc la Messe qui fait que le dimanche est chrétien ! Le dimanche chrétien tourne autour de la Messe. Quel est, pour un chrétien, un dimanche où il manque la rencontre avec le Seigneur ?" (Pape François, Catéchèse du 13 décembre 2017) !
12. Il est urgent, frères et sœurs en Christ, de se préoccuper du “salut des âmes” et d’orienter nos vies vers “l’horizon de la vie éternelle” : "C’est maintenant le moment favorable, c’est maintenant le jour du salut" (2 Co 6, 2) !
À bon entendeur salut ! À chacun(e), fructueux Carême et joyeuse montée vers Pâques !
Abbé Ionel ABABI
Intertitres et photos sont ajoutés par la rédaction.