Pédopsychiatre installé sur la place de Tournai, Emmanuel Thill connaît le monde virtuel et ses dangers. Rencontre avec un père de famille conscient des enjeux sociaux qui se cachent derrière les écrans.
Spécialiste de l’enfance et de l’adolescence, le docteur Emmanuel Thill voit passer de nombreux élèves dans son cabinet. Face à la crainte de grandir éprouvée par certains adolescents, le miroir des adultes n’est pas toujours rassurant, lui qui se trouve marqué par une forme de « sinistrose ». Au contact de ces patients, il prend vite conscience de la nécessité de « questionner la place des écrans, des jeux vidéo, des réseaux sociaux dans les familles ». Il leur est d’ailleurs « reconnaissant » de l’informer des avancées technologiques, car l’écran est souvent un vecteur pour entrer dans leur mode de réflexion et de perception.
Des limites nécessaires
« Quand un jeune s’enfonce dans une dépendance aux écrans, l’utilisation des adultes doit être questionnée. » Les écrans sont conçus pour être le plus attirant possible et toucher un large public. D’ailleurs, certains profils courent davantage le risque de tomber dans l’addiction. « Les jeunes dépendants des écrans ne se retrouvent pas dans la vie réelle. » Manque de confiance, quasi absence de relations, déceptions scolaires, soucis en famille, les causes de ce mal-être sont variées. « L’écran devient alors une sorte de refuge. Un remède consiste à réenchanter la vie de ces adolescents, notamment en suscitant les rencontres avec d’autres adolescents. » Le rôle des parents s’avère crucial « pour faire de nos lieux de vie des lieux suffisamment ouverts ». Pourtant, certains parents continuent à se réfugier derrière la sécurité illusoire des écrans, la jugeant plus rassurante que les imprévus de la vie en société. Des signaux d’alarme permettent toutefois de détecter un risque de dépendance ou une consommation problématique: le désinvestissement social, la carence scolaire (même si des élèves parviennent à jongler entre les deux mondes), une vie de famille perturbée, le grignotage du temps de sommeil, un GSM en permanence sous l’oreiller,… Dès lors, des mesures de limitation s’imposent. « Il faut des repères par rapport à des moments familiaux qui doivent être sans écran, par exemple pendant les temps de repas. Toutes les mesures qu’on impose à notre adolescent, on doit les habiter nous-même dans une certaine forme de cohérence; sinon ça n’aura aucune valeur et suscitera la révolte de l’adolescent. Il est illusoire de penser qu’un ado puisse autogérer son temps d’écran et sa connexion pendant la nuit. Il y a trop de sollicitations; il faut dès lors être strict » et imposer un lieu neutre où sont rassemblés les GSM et tablettes à l’heure convenue. En effet, le temps où l’ordinateur familial était installé dans la cuisine ou un lieu de passage est révolu, la dématérialisation des connexions a amené les jeunes à posséder leur propre équipement. Les adultes doivent baliser l’utilisation de ces machines énergivores. « Une éducation critique à l’utilisation des multimédias » doit aussi être envisagée, puisque l’exclusion du groupe guette les jeunes qui ne seraient pas « affiliés » à un jeu vidéo ou à un réseau social. Récemment apparu, le phénomène des séries développe la connaissance d’une langue étrangère, mais il n’est pas sans comporter un fameux risque d’addiction.
Une double culture
Dans la lignée de Serge Tisseron, Emmanuel Thill plaide pour un bilinguisme des cultures du livre et de l’écran. « La culture du livre développe d’autres fonctionnements cérébraux et mécanismes d’analyse, une activité imaginative. » Autre différence notable, « les écrans font appel à la mémoire à court terme, une mémoire photographique, une activité de décodage visuelle rapide », tandis que le livre demande « une autre forme de mise en mémoire et d’analyse des données ». Les ados ont des « connaissances plus intuitives ». En revanche, ils éprouvent des difficultés à établir des synthèses et à mémoriser à long terme, « croiser des textes, éviter les redondances, déterminer l’essentiel de l’accessoire, prioriser les arguments ». La logique relationnelle est également différente. Sur les écrans, un individu peut « être évacué d’un simple clic », sans nécessité de compromis ou de négociation. « Défendre une position, argumenter, écouter l’autre dans sa contre-
argumentation » relèvent d’un apprentissage qui permet, ensuite, de gérer la confrontation réelle. Sans les diaboliser, le thérapeute invite plutôt à « habiter les écrans, en les faisant coexister avec un goût de la relation directe, de l’argumentation, de l’esprit critique, de l’échange, de la richesse sensorielle de la rencontre pour de vrai, sans écran interposé ». Le monde virtuel est rapide, au point que « beaucoup de méthodes d’enseignement sont obsolètes et suscitent un désintéressement, voire un rejet » de nombreux adolescents. En réaction, le thérapeute suggère de développer en classe davantage d’initiatives de philosophie, des débats, des rencontres avec des témoins,…
Une durée d’utilisation variée et contrôlée
Davantage qu’une durée idéale liée à une tranche d’âge spécifique, les adultes doivent composer en fonction du comportement des jeunes. Mais surtout ne pas oublier d’être exhaustifs! « Il faut additionner les temps de tous les écrans: smartphones, tablettes, ordinateur familial, consoles de jeux, télévision. C’est le temps global qui est pertinent. Idéalement, à partir de 12 ans, le temps ne devrait pas excéder 3h par jour. » Aux U.S.A., le temps de consommation est de 5h. La vigilance est de mise, là encore. « Même si le monde apparaît plus dangereux, il faut laisser aux adolescents des terrains de jeux et des lieux de prises de risque dans la réalité sinon, sans le vouloir, on les enferme dans des terrains de jeux virtuels », puisqu’ils sont en quête de sensations à expérimenter. « Les mouvements de jeunesse n’ont jamais été aussi utiles qu’actuellement. Ils permettent à l’enfant de vivre l’Aventure dans la nature et le collectif. » Car l’hyper-connexion n’aide pas forcément à grandir. A l’inverse, « l’expérience de la séparation crée des images pour compenser au fond de soi la personne qui n’est plus dans le champ visuel. On la fait exister en soi. Quand on est gavé de connexion, on ne se donne plus les moyens ou le temps de vivre cette expérience de la création d’images mentales intérieures. » Depuis quelques années, le pédopsychiatre observe plus d’agressivité chez les enfants et les adolescents vis-à-vis d’eux-mêmes et face aux autres. « Il y a une difficulté plus grande à s’organiser psychiquement pour canaliser la pulsion de vie agressive. D’où l’importance d’avoir des adultes et animateurs qui peuvent fédérer les jeunes et les enfants autour de projets de construction, des jeux coopératifs, de l’empathie,… » Croyant, Emmanuel Thill reconnaît que sa foi et le message de l’évangile l’aident à être « un compagnon présent et solide des familles ». Et de conclure par un appel à davantage de bienveillance: « n’oublions pas de voir la part lumineuse dans le monde et chez nos enfants ».
Angélique TASIAUX