Tout semble opposer l’entreprise et l’abbaye. Pourtant, par son approche universelle, la règle bénédictine propose de nombreuses passerelles entre le travail et le repos, le matériel et le spirituel, la rentabilité et le don, la puissance et la pauvreté…
Aujourd’hui, beaucoup s’accordent sur l’urgence de « remettre l’homme au centre », notamment dans le domaine du travail. Il se trouve qu’un texte du VIe siècle développe déjà ce sujet, avec une finesse psychologique et un « professionnalisme » inattendu. Il s’agit de la Règle édictée par saint Benoît.
Ce traité d’une étonnante modernité, qui a servi de constitution aux premiers moines d’Occident, apporte de nombreuses réponses concrètes, en prise directe avec les réalités professionnelles. Y sont passés au crible: les qualités du dirigeant, le soin dans le recrutement, l’encadrement et la délégation, l’interdiction du débauchage, la prise de décisions difficiles, la sanction et la mise à pied, l’encouragement et le traitement de la démotivation, et même la médecine du travail… Il peut ainsi inspirer quiconque doit diriger une aventure humaine collective, prendre des décisions difficiles mais aussi accompagner les responsables des ressources humaines.
Mais que peut-il y avoir de commun entre des univers totalement étrangers l’un à l’autre? On distingue clairement des points de convergence. L’entreprise est soumise à toujours plus de pression et le manager souvent amené à mettre de côté ses considérations personnelles. Or la règle de saint Benoît, apparue dans un contexte de bouleversements forts, se préoccupe de l’accomplissement professionnel autre que financier. Elle pose clairement les bases de quelques « fondamentaux » qui sont directement applicables aujourd’hui (lire l’interview de dom Didier Le Gal). Par exemple, le père abbé, comme le dirigeant, expérimente nécessairement ses propres limites et doit en rester conscient pour assumer efficacement ses responsabilités. C’est ce que la Règle rappelle: « L’abbé aura toujours devant ses yeux l’image de sa propre fragilité » (§64). De même, « l’abbé se conformera et s’adaptera à tous selon les dispositions et l’intelligence de chacun, si bien que non seulement il ne pâtira d’aucun dommage du troupeau dont il a la charge, mais qu’il se réjouira de l’accroissement d’un bon troupeau » (§2).
On notera également que l’alinéa « L’abbé saura qu’il lui faut servir et non asservir » (§64) peut faire prendre conscience que l’autorité du décideur n’est pas un pouvoir mais un service. Tous ceux qui occupent honnêtement un poste à responsabilités rendent de fait, à une collectivité, le service de la décision.
Des limites
Mais la mise en parallèle a ses limites. En effet, gardant présent à l’esprit ce qu’est un monastère, on voit bien qu’il est organisé de manière très spécifique. C’est ensemble que les moines avancent vers la vie éternelle, et, sauf exception, ils sont là pour longtemps puisqu’on ne change pas de monastère comme on peut changer d’employeur. De plus, comme le faisait remarquer Emmanuel Faber, directeur général délégué du Groupe Danone, l’abbé, « contrairement au chef d’entreprise, n’est pas à la recherche d’efficacité, et encore moins de performance… et ce n’est pas un conseil d’administration qui prend des décisions que les salariés commentent autour de la machine à café« . Non, celui-là vise surtout à être juste et au service de chacun.
D’autre part, n’oublions pas que le travail effectué au monastère est entrecoupé par les offices, selon l’acceptation de laisser une tâche provisoirement inachevée, que l’on viendra reprendre plus tard. Car la prière prime sur toute autre activité, ce qui n’est aucunement envisageable dans un monde concurrentiel.
Enfin, l’entreprise repose par excellence sur le calcul d’un risque, aussi bien pour le personnel que pour ses dirigeants et investisseurs. Rien de tel, bien entendu, dans la vie monastique qui, sans être statique, vise stabilité et continuité…
Droit à l’erreur
En revanche, ces deux univers se rencontrent sur un autre point: le droit à l’erreur. Considérons la communauté monastique: elle fonctionne selon une dynamique du don, depuis sa réception (temps de la « dépendance »), son accueil (temps de l’ »indépendance ») et sa transmission (temps de l’ »interdépendance »). On pourrait parler d’interdépendance dans une sorte de relation « client-fournisseur » libre et voulue. Du don au pardon, il n’y a qu’un pas. Or, dans le monde du travail, on admet de plus en plus le fait que l’erreur puisse constituer une source d’amélioration, ce qui est très constructif. Il en est de même pour la gestion des conflits, pour laquelle la Règle a établi des procédures efficaces (chapitres 23 à 29). En tout état de cause, un conflit peut s’avérer source d’amélioration pour autant qu’il soit dénoué.
Une autre qualité, l’humilité, grande vertu chrétienne et valeur monastique essentielle, peut également jouer un rôle inattendu dans l’entreprise. Lorsqu’un dirigeant reconnaît qu’il est « terriblement dépendant des qualités » qu’il ne possède pas lui-même, il sait qu’il augmente ses chances de réussite en restant à l’écoute de ses collaborateurs. De même, Alain Rohaut, responsable des Ressources Humaines du Groupe AXA, dit avoir introduit le thème de l’humilité à l’intention de dix-mille managers. « Nous avons fait, a-t-il expliqué, le constat suivant: les métiers du service financier, de l’assurance, réclament une grande expertise. En conséquence, notre organisation a promu des experts, des techniciens, des personnes qui savent de quoi elles parlent. Il y a néanmoins un désavantage: ceux qui savent n’écoutent pas, notamment les clients. Ils ne se mettent pas spontanément dans une posture d’humilité. C’est pourquoi nous avons voulu mettre l’accent sur cette notion dans notre entreprise.«
Ainsi est-il possible de voir les réels éclairages que la Règle bénédictine propose au monde économique, sans nécessairement réclamer l’adhésion à la foi chrétienne. Si le génie de son auteur tient certainement à sa recherche du bien commun dans une écoute attentive à l’Esprit de vérité, son traité de l’organisation du travail peut s’avérer d’excellent conseil pour la bonne marche d’une entreprise et l’épanouissement de ceux qui y contribuent.
Sabine PEROUSE
>Retrouvez l’intégralité de notre dossier dans le journal Dimanche n°11 du 19 mars 2017 – S’abonner à Dimanche