
Krishna, une des nombreuses manifestations de Dieu, pour l’hindouisme. Photo © Fotolia
Troisième en termes de nombre de fidèles (un milliard) après le christianisme et l’islam (respectivement 2,4 et 1,7 milliards), l’hindouisme est l’une des plus anciennes religions du monde. Qu’est-ce qui la caractérise, en particulier sa spiritualité? Qu’est-ce qui la rapproche de la spiritualité chrétienne, et qu’est-ce qui l’en éloigne?
Les origines de la religion hindoue se perdent dans la nuit des temps. Pendant quelques millénaires, elle a sans doute ressemblé aux religions animistes des sociétés « traditionnelles ». A mesure que s’est développée la civilisation de l’Inde, l’hindouisme, intimement lié aux structures politiques et sociales de cette dernière, a pris la forme que nous lui connaissons encore largement aujourd’hui.
Les Vedas, textes sacrés
Le premier point de repère historique de l’hindouisme est l’apparition, vers 1500 avant notre ère, de ses textes sacrés, les « Vedas ». Au nombre de quatre, ces textes se sont cependant développés pendant près d’un millénaire, et rassemblent des écrits variés, en ancien sanskrit – un peu à l’image de ce que sera l’Ancien Testament. Considérés comme révélés, les Vedas contiennent, notamment, des chants et des prières adressés à différentes divinités, ou la description de nombreux rites et sacrifices. Or, le rite et le sacrifice sont des éléments essentiels de la religion hindoue. Pendant des siècles, toute la théologie consistera d’ailleurs dans l’étude de ces rites, dans l’explicitation de leur sens, à travers de nombreux commentaires écrits.
Une spiritualité de l’harmonie cosmique
Pour comprendre cette importance accordée aux rites, il faut se référer à la notion de « dharma », qui est au cœur de l’hindouisme. Le dharma, c’est la Loi cosmique, l’ordre harmonieux du monde, dans lequel tout être a une place bien déterminée, et des devoirs bien déterminés à remplir, afin que cet ordre soit préservé. Cette vision est liée au système des castes. Au sommet de la société, on trouve les prêtres (brahmanes), garants de la tradition et des rites. Le roi, quant à lui, est le pivot de la société, sans lequel celle-ci retournerait au chaos. Dans ce contexte, le rite a pour fonction de réguler les rapports entre les hommes et les dieux, conçus comme une sorte de « win-win »: si les sacrifices sont célébrés correctement, la puissance des dieux s’en trouve augmentée; en échange, les dieux offriront leurs bienfaits aux hommes, tels la pluie, le soleil, la fécondité, en fonction de leur « spécialité ». Bref, dans un premier temps, qui dura des siècles, et qui perdure d’ailleurs aujourd’hui, l’hindouisme peut être considéré comme une religion de l’harmonie cosmique, et la spiritualité consiste alors à remplir ses devoirs envers les dieux et la société, en vue de perpétuer et de renforcer l’ordre des choses. Dans le cadre de cette compréhension, les dieux sont perçus comme faisant partie de ce tout.
Le « karma » et les réincarnations
Cet ordre, immuable en apparence, va cependant susciter des interrogations, qui vont surgir vers le 6e siècle avant Jésus-Christ. Ces réflexions vont donner naissance à une nouvelle forme de spiritualité et à une nouvelle série d’écrits sacrés, les « Upanishads ». Ceux-ci seront d’ailleurs considérés, par la suite, comme l’accomplissement de la révélation védique. Ces textes, qui se présentent comme des dialogues entre un maître et son disciple, partent d’un constat: lorsque je pratique un rite, ou pose une action pour obtenir un bienfait, la satisfaction que j’en obtiens ne dure qu’un temps. Ainsi, le désir que j’éprouve n’est pas comblé, et me pousse dès lors à poser d’autres actions, dont le fruit ne subsistera pas davantage. Et ainsi de suite, dans un cycle sans fin, qui a commencé avant ma naissance et se perpétue au-delà de ma mort. Car, lors de la mort, ce désir ne s’éteint pas, et entraîne une réincarnation, puis une autre, indéfiniment. C’est ici qu’apparaît la notion de « karma ». Ce mot renvoie au fait que, en posant des actes, j’entretiens le désir et mon attachement aux biens de ce monde. Et cet attachement m’entraîne dans une succession infernale de réincarnations, plus ou moins favorables en fonction du poids accumulé du karma, qui est comme une sorte de carburant que je n’arrive jamais à épuiser. Les dieux eux-mêmes sont soumis à ce cycle, et si leur vie peut s’étendre sur quelques milliards d’années, ils finiront également par s’éteindre et se réincarner.
Une spiritualité du renoncement
Les Upanishads vont cependant proposer une solution à cette condition, solution fondée celle-là sur une découverte positive: le fait que, en-deça de mon ego et de ses désirs illusoires, il existe un autre « Moi », le véritable Moi, qui est esprit (atman), éternel, et non soumis à l’impermanence des choses, à la naissance et à la mort. Il s’agit dès lors, par la méditation, par l’ascèse, par le renoncement à tout désir, de se replonger dans cet esprit éternel, qui n’est pas différent de l’Absolu (brahman). Ce faisant, l’homme échappe au cycle des réincarnations, et rejoint l’Absolu. Celui-ci n’est pas personnel, mais il est Un, au-delà de toute réalité, au-delà de toute compréhension. En rejoignant l’Absolu, le Moi prend conscience qu’il n’est pas différent de l’Absolu. Cette idée de « non-dualité », poussée à l’extrême, amènera certains penseurs (cf. Shankara, au VIIIe siècle de notre ère) à considérer que le Moi est finalement identique à l’Absolu… Dans ce cas, le Moi, en cessant toute action, se fond dans l’Absolu. Cette vision des choses a entraîné, et entraîne encore aujourd’hui, certaines personnes en Inde à se couper radicalement de la société, à vivre en ermite ou en vagabond, dans un renoncement et un dénuement extrêmes. Or, le caractère radical de cette solution (apparue en même temps que le bouddhisme, qui apporte une autre réponse au même problème), va entraîner un dilemme: faut-il renoncer à tout, y compris à tous mes devoirs envers la société, pour obtenir le salut? Ou dois-je au contraire favoriser l’harmonie cosmique par mes actions, mais au prix de mon salut personnel?
Une spiritualité de l’union à Dieu
Une troisième forme de spiritualité va tenter de dépasser ce dilemme, en proposant une « troisième voie », entre le respect de l’ordre et le renoncement. Cette nouvelle solution apparaît dans un autre texte, datant du début de notre ère: la Baghavad-Gita. Extrait d’une immense épopée (le Mahabharata, long comme quatre fois la Bible), ce texte met en scène le dialogue entre Arjuna, de sang royal, et Krishna, son cocher, qui est en fait une manifestation (avatar) de Dieu, Vishnu (non pas la manifestation de l’un des millions de dieux, mais bien de Dieu, au sens absolu du terme…). La solution prônée par Krishna est celle-ci: le renoncement total étant pratiquement impossible, il s’agit de remplir tous ses devoirs dans le monde, mais avec détachement, sans être mû par le désir qui nous enchaîne aux réincarnations. Pour parvenir à cet objectif, il ne s’agit plus de se fondre dans un Absolu impersonnel, mais de s’unir à Dieu (Vishnu), conçu comme Absolu personnel, avec lequel l’homme peut donc entrer en relation. Il s’agit, d’ailleurs – suprême révélation de la Baghavad-Gita – d’une relation d’amour, dans laquelle on entre par la faveur de Dieu, et par des pratiques de dévotion. En demeurant en Dieu, l’homme va agir comme Lui: pour le bien et l’amour du monde, et non par désir ou intérêt personnel.
Spiritualités hindoues, spiritualité chrétienne
En conclusion, il n’est pas difficile d’identifier les convergences et les différences entre spiritualité chrétienne et spiritualité(s) hindoue(s). Là où la philosophie hindoue considère l’Absolu comme impersonnel; là où le moi de l’homme doit se fondre dans cet Absolu, la différence avec la mystique chrétienne est évidente. Même si, pour cette dernière, Dieu est au-delà des mots, Il s’est néanmoins révélé à nous comme Personne, et l’homme est appelé à s’unir à Lui comme une personne, qui demeure cependant « autre » que Dieu. Par contre, la mystique présentée dans la Baghavad-Gita, où il s’agit d’entrer en relation avec un Absolu personnel, agissant, est plus proche de la mystique chrétienne. A cette (grande) différence près que, pour entrer en relation avec Dieu, le chrétien s’unit à Jésus-Christ, Dieu fait homme une fois pour toutes dans l’Histoire, pour réconcilier l’humanité à Dieu.