
Bernard Pivot
Pour le public, le nom de Bernard Pivot est naturellement associé à la littérature et à la langue française. Qui ne se souvient (sauf les plus jeunes…) d’ »Apostrophes », de « Bouillon de culture », de « La dictée », animés par cet amoureux des livres? Critique littéraire, président de la prestigieuse Académie Goncourt, Bernard Pivot est aussi, lui-même, écrivain. Il vient de publier: « Au secours! Les mots m’ont mangé » (Allary Editions). Un hommage aux mots débordant d’humour et de saveur.
Dans votre livre, vous vous mettez dans la peau d’un écrivain qui croit maîtriser les mots et les agencer à sa guise lorsqu’il écrit. Mais en réalité, il se trompe lourdement…
J’ai toujours pensé qu’il y avait entre les écrivains et les mots des relations certes amoureuses et amicales, mais parfois aussi conflictuelles. Les mots ne sont pas des êtres amorphes. On pourrait les croire placides, sagement rangés dans le dictionnaire, pour que les écrivains puissent les y chercher et les utiliser à leur guise. Eh bien non, les mots ont aussi de la personnalité, des caractères. Ils aiment qu’on respecte leur orthographe, leur sens, leur étymologie. Ils peuvent se rebeller contre les écrivains qui les matraitent.
Au fond, les mots ont leur vie propre…
Oui, chaque mot a sa vie propre, ce ne sont pas des choses inertes. J’aime les comparer à de petites bêtes, vivantes, innombrables qui, souvent, à l’insu des écrivains, se glissent dans leur cerveau. Parfois, ils viennent spontanément sous leur plume, à la place d’un autre mot qui avait plus de raison d’être là qu’un autre. Les mots n’arrivent pas sous la plume ou sur l’ordinateur à la même vitesse.
Il y a des mots qui arrivent très vite, des m’as-tu-vu, qui ont envie d’être présents. Et il y en a d’autres, modestes, tranquilles, qui se cachent dans le dictionnaire, dans l’ordinateur, et qui n’ont pas envie d’être dérangés. Le plaisir et la tâche de l’écrivain sont alors d’aller chercher ces mots discrets qui sont souvent plus justes que les mots qui ont bondi dès que l’écrivain a fait appel à eux.
Au cours de sa vie, l’auteur que vous mettez en scène est régulièrement piégé par les mots, qui se jouent de lui sans qu’il s’en rende compte. Ce qui donne lieu à des situations burlesques. Est-ce une façon, pour vous, de tourner en dérision la suffisance de certains auteurs? De les appeler à davantage de modestie?
Oui, c’est exact. Je pense que les écrivains devraient avoir plus de respect, et surtout plus de reconnaissance à l’égard des mots. Je n’ai jamais vu un écrivain qui remerciait les mots, au cours d’une cérémonie de remise d’un prix, par exemple. On remercie la famille, l’éditeur, les lecteurs, mais on oublie les mots. Or, sans les mots, on n’écrirait pas de livres ou d’articles dans la presse… C’est dommage!
Cette dénonciation n’est pas sérieuse dans mon livre, elle est ironique, narquoise, amusante, mais souvent les écrivains n’ont pas les relations affectueuses ou même amoureuses qu’ils devraient avoir avec les mots. D’ailleurs, je pense qu’on aime des mots. Il y en a qu’on préfère à d’autres, des mots avec lesquels on s’endort, avec lesquels on a toujours vécu. Et puis d’autres qu’on refuse, pour de bonnes ou de mauvaises
raisons.
Est-ce que votre livre parle d’inspiration?
Oui, un peu. C’est parfois très difficile quand on se trouve face à une feuille blanche. Le choix des mots est quelque chose de difficile. Les bons écrivains sont ceux qui ont d’abord choisi les bons mots, et ensuite les ont assemblés de telle façon qu’ils ont pu écrire une oeuvre de poésie, un roman, une histoire, de la philosophie…
Est-ce que, pour vous, Dieu est derrière l’inspiration?
Il est évident que Pascal a été inspiré par Dieu. Les livres de Pascal sont une preuve de l’existence de Dieu. Je pense que les rares preuves de l’existence de Dieu sont les oeuvres d’art. Ce sont les grands livres, les cathédrales, les tableaux magnifiques, tels les annonciations, les descentes de croix. L’art en général est une preuve de l’existence de Dieu. On n’est pas sûrs pour autant que Dieu existe, en tout cas à mes yeux.
C’est vrai qu’il y a des écrivains qui, à un moment donné, sentent une inspiration. Il y a des moments privilégiés où les écrivains ont l’impression qu’ils surfent sur les mots, où ils écrivent presque comme sous la dictée de quelqu’un. Est-ce que c’est Dieu? ça, personne ne peut le savoir, pas même l’écrivain. Mais il y a des moments un peu sublimes, de transcendance, où l’écrivain se sent lui-même porté par un fluide extérieur, et qu’il peut appeler Dieu. Pourquoi pas?
Pour les croyants, les livres dits « sacrés » sont inspirés par Dieu. Mais ce sont aussi des livres très « humains »?
La Bible, que je connais mieux que le Coran – j’ai reçu une éducation très chrétienne -, est pleine d’histoires de guerres, de violence. C’est, d’une certaine manière, le roman le plus long et le plus violent qui existe. Ça commence d’ailleurs très vite par un meurtre, celui d’Abel par Caïn, et ça continue tout le long jusqu’aux évangiles, qui se terminent par la mise en croix, donc aussi un meurtre. En revanche, la vie de Jésus est plus tranquille. Dans sa vie, il n’y a pas de sang, pas de meurtre. Il n’y a de sang que celui du Christ à la fin, d’abord lors de la Cène, le dernier repas, et puis sur la croix.
Etes-vous, aujourd’hui encore, un grand lecteur?
Etant à l’Académie Goncourt, je suis obligatoirement un grand lecteur. L’Académie Goncourt n’a qu’une tâche, c’est de décerner le prix Goncourt début novembre. Or, pour décerner ce prix, il faut lire des dizaines de livres, et c’est une tâche qui nous occupe, mes neuf camarades de l’académie et moi, durant les mois de juin, juillet et août. Etant, de surcroît, critique littéraire, je lis chaque semaine au moins deux livres, durant toute l’année. Je lis peut-être moins que du temps d’Apostrophes, mais je continue de lire, et avec beaucoup de plaisir.
Est-ce que la lecture vous aide à trouver un sens à la vie?
Tout dépend évidemment de ce qu’on lit… Il y a des textes qui vous élèvent… J’ai une définition à ce sujet. Beaucoup de gens pensent que lire, c’est se couper du monde. Moi je dis: lire, ce n’est pas se retirer du monde, c’est entrer dans le monde par une autre porte. Cela peut être la porte sublime de la poésie, cela peut être la porte de la transcendance, ou simplement de l’aventure. Toutes ces portes sont ouvertes, et c’est à chacun de choisir celle qui lui convient.
Propos recueillis par Christophe HERINCKX
Au secours! Les mots m’ont mangé, Bernard Pivot, Allary Editions, 2016