Concernant la problématique, complexe et douloureuse, de la « fin de vie », les positions de l’Eglise catholique sont parfois mal comprises. Elles sont aussi, très souvent, mal connues. Que dit précisément l’Eglise sur l’euthanasie? Comment considère-t-elle la souffrance présente en phase terminale d’une maladie?… Sur ces questions, et d’autres, nous avons recueilli l’avis de Dominique Jacquemin, professeur de théologie morale à l’UCL.
Quelle est la position de l’Eglise catholique à l’égard de l’euthanasie? Pour Dominique Jacquemin, la position de l’Eglise est très claire sur cette question, et il « ne voit pas comment elle pourrait tenir une autre position ». Pour l’Eglise, l’euthanasie est une transgression de l’interdit fondamental de tuer (voir: Livre de l’exode, chapitre 20, verset 13, ndlr.). L’argument fondamental qu’elle développe par rapport à ce point, c’est que la vie ne nous appartient pas, qu’elle est un don. Toute notre vie, aussi abîmée soit-elle, est et reste le lieu de notre dignité, car nous sommes fils et filles de Dieu.
En Belgique, après le vote de la loi dépénalisant l’euthanasie sous certaines conditions, en 2002, l’Eglise a fortement insisté sur la dignité de toute vie, et sur l’importance des soins palliatifs. Depuis l’extension de la dépénalisation de l’euthanasie aux mineurs, l’Eglise, de façon très pertinente, a mis l’accent sur la solidarité: « Quelle société voulons-nous lorsque, au niveau symbolique, elle dit quelque part à la médecine que son mandat, ce n’est plus de soutenir nécessairement les plus fragilisés? », comme le formule l’abbé Jacquemin.
Deux visions différentes de la dignité
Si l’Eglise se fonde sur la dignité inaliénable de la personne humaine pour s’opposer à l’euthanasie, d’autres, favorables à l’euthanasie – comme « l’Association pour le droit de mourir dans la dignité » – se réfèrent à la même notion… S’il s’agit du même terme de « dignité », ce qu’on entend derrière ce mot est cependant très différent, et cela pose évidemment un problème. Tout dépend de la vision de l’homme à laquelle on se réfère. Du côté laïque, on va dire que le sujet vaut par lui-même: il n’est pas situé « dans une dynamique de vie reçue », et peut donc librement disposer de sa vie. Ce qui peut se manifester dans cette « dernière requête » qu’est une demande d’euthanasie. Du côté de l’Eglise, par contre, la dignité est invoquée « pour soutenir un effort thérapeutique d’accompagnement en soins palliatifs ».
Au vu de cette différence, Dominique Jacquemin estime qu’il ne faut sans doute pas parler de la dignité comme quelque chose qui existe « en soi ». Pour lui, le critère de la dignité doit être basé sur une expérience. Lorsqu’il est pris en charge dans sa souffrance, lorsqu’il est accompagné humainement, lorsque le regard de l’autre lui dit qu’il vaut encore quelque chose, le patient « fera l’expérience qu’il est encore le sujet digne qu’il pensait peut-être ne plus être ».
La souffrance, pas une valeur pour l’Eglise
Si l’Eglise insiste sur l’importance de prendre en charge le patient qui souffre, cela veut-il dire que, pour elle, la souffrance n’est pas une valeur en soi, « nécessaire pour gagner son ciel »? Pour le professeur Jacquemin, la douleur, contrairement à ce qu’on entend parfois, n’est nullement une valeur positive pour l’Eglise. « Par rapport à ces questions-là, dit-il, l’Eglise a plutôt été un véritable précurseur ». Déjà en 1957, dans un discours prononcé devant une assemblée internationale de 500 médecins et chirurgiens réunis à Rome, le pape Pie XII disait que la souffrance n’est jamais un bien en soi – bien qu’elle puisse avoir une signification spirituelle pour certains. Par conséquent, il faut combattre la souffrance chez la personne en fin de vie, même si cela implique un risque d’abrègement de l’existence. Le pape se prononçait ainsi clairement en faveur des soins palliatifs, avec 50 ans d’avance sur la société civile.
Par la suite, ces positions ont été reprises dans un document important de la congrégation pour la doctrine de la foi, « Iura et Bona », en 1980. Un document qui traite de la nécessité d’apporter tous les soins possibles au malade. Mais il parle aussi de l’arrêt des traitements médicaux en situation de fin de vie, lorsqu’ils s’avèrent inutiles d’un point de vue thérapeutique, lorsqu’il n’y a plus d’espoir. Bref, de façon tout à fait officielle, l’Eglise est opposée à l’acharnement thérapeutique.
Oui aux soins palliatifs, non à l’euthanasie
Lorsque les traitements contre la maladie ne sont plus d’aucune utilité, l’Eglise prône la prise en charge palliative du malade, afin de traiter, pour elle-même, la souffrance, aussi bien physique que psychologique, morale et spirituelle.
Autrefois, on parlait d’euthanasie active, directe ou indirecte, et d’euthanasie passive. Pour l’abbé Jacquemin, il vaut mieux éviter d’utiliser ces catégories aujourd’hui, qui peuvent prêter à confusion. L’euthanasie active, c’est telle qu’on la connaît aujourd’hui dans la loi belge: il s’agit de la volonté délibérée de mettre fin à la vie d’autrui, à sa demande. Si ce n’est pas à sa demande, c’est un meurtre. Autrefois, on parlait aussi d’euthanasie passive. L’Eglise disait à ce propos: à un moment donné, on peut arrêter des traitements qui n’ont plus de sens dans la situation du malade. Pour l’Eglise, cela ne pose aucun problème, si on a en vue la qualité d’une vie humaine concrète.
On parlait enfin d’euthanasie active indirecte, quand on mettait en place un traitement, par exemple avec des morphiniques, pour soulager la souffrance du malade en fin de vie. Ici, on n’a pas l’intention de provoquer la mort de quelqu’un, mais on sait que le traitement en question comporte un risque d’accélérer le décès de la personne. Mais, dans la mesure où c’est le soulagement du symptôme qui est visé, et non pas la mort du patient, l’Eglise considère qu’il n’y a ici aucun problème moral. « Cependant, il est préférable de ne plus parler d’euthanasie passive, mais d’arrêt de traitement, et au lieu d’euthanasie active indirecte, parlons de prise en charge palliative de la fin de vie, parce que ce n’est pas la mort qui est visée, mais le soin le plus adapté à la situation d’un patient ».
Hypocrisie?
Cela dit, y a-t-il vraiment une différence entre le fait de mettre fin à la vie de la personne, par une injection létale, et le fait d’accélérer le processus de sa mort en traitant sa souffrance avec de la morphine? N’y a-t-il pas, ici, une forme d’hypocrisie?
C’est effectivement une objection que l’on entend souvent, réagit Dominique Jacquemin. Evidemment, le résultat est le même: il en survient la mort. « Mais c’est quand même tout à fait différent de dire à quelqu’un: c’est bien toi que je respecte, et je prends au mieux en charge tes symptômes, biologiques mais aussi psycho-
socio-spirituels, et je fais ce qui est de ma responsabilité pour que tu n’aies plus mal, même si la mort survient ». Aujourd’hui, 70% des décès sont le fruit d’une décision médicale, en termes d’arrêt de traitement, ou de non initiation de traitement.
« Je comprends ce que les gens disent, ajoute le professeur Jacquemin, mais, dans un cas concret, on va arrêter un respirateur. La personne va mourir, mais est-ce que j’ai cherché sa mort? Non, j’ai arrêté un traitement qui n’avait plus de sens ». Parfois, il y a aussi un décalage entre ce que la médecine fait, et ce qu’en perçoivent les personnes: ce n’est pas parce qu’on a fait une piqûre de morphine à une personne décédée peu après, que la piqûre est la cause de son décès… Pour éviter que des questions douloureuses apparaissent, il est impératif que le personnel médical explique clairement le sens de ce qu’il fait.
Autrement dit encore, pour l’Eglise, il n’y a pas de problème éthique si, pour soulager la souffrance d’un patient, cela peut aboutir à une accélération de la mort. Ce qu’il faut, c’est être clair au niveau des principes: « Cela repose sur la question de la proportionnalité. Je mets en œuvre un traitement, je mesure ses risques, ses bénéfices, son coût humain, en fonction de l’état du patient, de l’ensemble de ses ressources. Et si le bénéfice est plus grand que le risque que l’on prend, il faut le faire. L’Eglise est on ne peut plus claire sur cette question. »
La question de la sédation
Parmi les différentes possibilités pour traiter la souffrance psychique ou physique du patient en fin de vie, il y a également la sédation. De quoi s’agit-il? Cette « solution » est-elle fondamentalement différente de l’euthanasie?
Pour notre interlocuteur, il est important de distinguer deux choses: la sédation terminale, et la sédation en phase terminale. La sédation terminale, c’est ce qui vient d’être autorisé en France (le 27 janvier 2016, ndlr.) par la loi Claeys-Leonetti. A la demande du patient, on arrête les traitements, et on le place en état de sédation « profonde et continue », c’est-à-dire de sommeil artificiel irréversible. La sédation, ici, provoque une altération de la conscience, jusqu’au terme de l’existence. Dans la mesure où il ne s’agit pas, ici, de mettre un terme à la vie de la personne, il ne s’agit pas d’une euthanasie. A ce titre, les évêques de France ont approuvé cette loi, qui insiste par ailleurs sur les soins palliatifs.
Cela dit, tout le monde ne partage pas cet avis positif. Pour Dominique Jacquemin, comme pour d’autres, ce qu’on construit ici, c’est la mort de l’autre et en ce sens, il s’agit bien d’une transgression morale. « Il n’y a pas de lien direct entre le geste et la mort, mais je pense qu’on construit semblablement la même chose. Et au niveau des représentations sociales, on arrivera à dire, avec cette sédation terminale, je peux mourir ‘comme je le veux’ », comme ce qui se passe aujourd’hui, en Belgique, avec l’euthanasie.
Autre chose est la sédation en phase terminale, où ce que l’on fait, c’est prendre en charge des symptômes réfractaires, comme la confusion ou l’angoisse à l’approche de la mort, ou une insuffisance respiratoire inapaisable. Lorsqu’on a tout essayé – et, en fait, il est rare qu’on ait pu vraiment tout essayer –, sans résultat, on injecte un produit pour que le patient n’ait plus conscience de sa souffrance.
« Dans ce contexte, le professionnel n’est pas dans une optique de mort, mais de soulagement des symptômes ». Ici, la sédation n’est pas irréversible. On peut par exemple « endormir » le patient pour un ou deux jours, quand il est en état d’angoisse, et le réveiller ensuite pour évaluer son état. Dans le contexte de la sédation en phase terminale, « la visée n’est pas la sédation, mais l’état du patient qu’on accompagne ». Bien sûr, pendant ce temps, le patient est toujours en phase terminale, et la mort peut survenir à tout moment…
Vers une autre perception de la mort
En Belgique, les lois successives dépénalisant, puis étendant la possibilité de l’euthanasie aux mineurs, entraînent-elles une forme de banalisation? Pour le professeur Jacquemin, la loi a eu le mérite d’ouvrir la parole sur la fin de vie dans les hôpitaux, et cela a amené plus de vigilance quant à ce qu’on faisait. Par ailleurs, pour lui, la loi est un verrou pour éviter des euthanasies à l’insu du patient. « Par contre, la grande difficulté, c’est que la loi a déjà transformé les représentations collectives de la mort ». Ce que les gens entendent, ce n’est pas forcément ce que dit la loi, mais, « aujourd’hui, dans les mentalités, ce qui est présent maintenant, c’est: ‘je souffre, je ne me retrouve plus comme le sujet que je suis, dans ma souffrance physique et psychique, donc j’ai droit à la mort, et à une mort telle que je la rêve’. Cela, c’est déjà présent ». Et l’augmentation des euthanasies dans notre pays est le signe de ce changement. « Une fois que la loi existe, le risque, c’est de tuer notre créativité pour essayer d’accompagner autrement la fin de vie ».
Propos recueillis par Christophe HERINCKX
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