Rabbin David Meyer : Rapprocher la tradition juive et chrétienne


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Rabbin David Meyer : Rapprocher la tradition juive et chrétienne
Par Manu Van Lier
Journaliste de CathoBel
Publié le - Modifié le
10 min

Rabbin_MeyerAu lendemain de la visite du Saint-Père à la Grande Synagogue de Rome, dimanche 17 janvier, le rabbin David Meyer envisage de nouvelles perspectives de dialogue entre l’Eglise et le judaïsme.

La visite du pape François au Temple Majeur de Rome a marqué la troisième visite d'un Souverain Pontife à la communauté juive romaine, après Jean-Paul II en 1986, et Benoît XVI en 2010. La rencontre a-t-elle répondu à vos aspirations?

La visite d’un pape à la synagogue est toujours un grand moment. C’est un moment de célébration car au regard de l’histoire tourmentée du christianisme et du judaïsme, l’acte en lui-même n’est pas si "évident" que cela. Nous connaissons tous les ressentiments et les haines théologiques du passé! Alors, dans ce contexte de visites successives, bien que très espacées dans le temps, mon attente et mon espoir seraient que nous puissions assister à une véritable normalisation de ce genre de visites. Le jour où la visite amicale d’un pape dans une synagogue ne fera plus la "une" de la presse, je crois que nous aurons tous gagné une bataille significative contre les impasses du passé. Ce jour n’est pas encore arrivé, mais cette troisième visite y contribue car l’amitié était bel et bien présente ce dimanche dans la grande synagogue de Rome. L’importance des échanges théologiques et de l’étude commune que le pape a souligné avec force, contribue à rapprocher nos traditions dans une herméneutique de l’amitié et c’est essentiel. Dans ce même état d’esprit, il ne me semble pas nécessaire d’attendre que chaque visite soit en elle-même l’occasion d’une prise de position nouvelle de l’Eglise ou de la Synagogue vis-à-vis de la religion de l’autre. L’amitié entre nos deux religions doit aussi savoir vivre dans certains silences. Je ne rends pas toujours visite à mes amis car j’ai quelque chose de précis à leur dire! L’amitié sait gérer les silences. Enfin, je crois qu’il est important de rappeler que la "Synagogue" dans le judaïsme n’a pas la même fonction que "l’Eglise" dans le monde catholique. Même comme rabbin, je sais que la majorité du peuple juif dans le monde n’est pas nécessairement liée à la "Synagogue". L’Eglise doit donc trouver des moyens de gérer significativement ses relations avec le judaïsme, y compris dans ses diversités et en dehors de la synagogue. Cette tâche n’est pas simple mais elle est primordiale car le judaïsme est avant tout le "peuple juif" et non pas la "Synagogue".

Cette visite intervient un mois après la publication d'un nouveau document du Saint-Siège sur les questions théologiques liées aux relations catholico-juives, pour le 50ème anniversaire de la déclaration conciliaire Nostra ӕtate. En tant que théologien juif, comment avez-vous accueilli ce document? Quels sont les points qui ont le plus attiré votre attention?

Il me semble que l’importance de ce document tient à deux aspects qu’il convient de souligner. Le premier est lié à une volonté et à une tentative de surmonter un sentiment de "déjà-vu" qui, 50 ans après Nostra ӕtate, peut s’avérer dangereux pour les relations judéo-chrétiennes et judéo-catholiques en particulier. Il n’y a en effet rien de pire de croire que depuis un demi-siècle, les choses stagnent et que tout aurait déjà été dit. Ce document fait donc un état des lieux des avancées des développements et donc des progrès de la pensée théologique de l’Eglise catholique dans le domaine de ses relations avec le judaïsme depuis 50 ans et cela me semble très important. Il n’y a ni stagnation, ni "déjà-vu" et nous ne devons pas nous laisser fatiguer par l’avancée fantastique que Nostra ӕtate avait mis en chantier en son temps. Ein Yordim Bakodesh, "on ne doit faire que s’élever dans la sainteté", enseigne la tradition rabbinique! Nous avons là la preuve que l’Eglise partage ce savoir, finalement bien humain, qu’il faut toujours viser plus haut et ne jamais se satisfaire des acquis du passé.

Le second point s’attache à clarifier certaines ambiguïtés qui demeuraient et qui, pour le peuple juif, sont des questions sensibles. Je pense en particulier à deux thématiques: d’une part, la question de la "théologie de la substitution" ou du "remplacement" et, d’autre part, celle de l’épineuse question du mandat de l’Eglise d’évangéliser: en particulier, comment cela se traduit-il dans une relation respectueuse vis-à-vis du judaïsme? Le document récemment publié indique donc sans équivoque que l’Eglise a su écouter les voix du judaïsme et les angoisses de la tradition juive et du peuple juif. Cela me semble donc tout à fait important car le vrai dialogue c’est avant tout l’écoute de l’autre avant d’être celui des "réponses" théologiques.

Dans un récent entretien accordé au journal israélien Haaretz, le Grand-rabbin de Rome, Riccardo di Segni, s'est également félicité de la clarification du Saint-Siège quant à cette "ambiguïté" de la théologie du remplacement. Pensez-vous que d’autres formes d’ambiguïtés puissent nuire aux relations catholico-juives aujourd'hui?

Je ne perçois pas les choses tout à fait de la même manière. Evidemment, il est important de faire le point sur la question de cette théologie du remplacement, mais il ne s’agit pas à mon sens de chercher à lever, dans un texte, toutes les ambiguïtés du passé. L’histoire de chaque religion est faite d’ambiguïtés. L’être humain est ontologiquement ambigu. C’est bien pour cela que nous avons deux récits de la création d’Adam dans le livre de la Genèse, reflet d’une double personnalité, d’une certaine inconsistance de la nature humaine. Il ne me semble donc pas utile de prétendre que toutes les ambiguïtés puissent un jour être dissipées. La tradition rabbinique enseigne que Ha Torah Medaberet Lashon Haadam, c’est-à-dire que "la Torah parle le langage de l’homme". Cette phrase est souvent comprise comme l’idée que le langage de la pensée religieuse doit, pour être audible et efficace, se faire l’écho de la réalité humaine telle qu’elle est. Puisque cette réalité est faite d’ambiguïtés, je n’ai personnellement pas de problème à faire face à des textes ou déclarations jouant sur certaines ambiguïtés. Je crois même que toute la diplomatie, entre états, entre religions et entre personnes, fonctionne sur ce principe. Forcer l’autre à sortir de manière radicale et trop cartésienne de ses ambiguïtés constitutives ne me semble donc pas utile. Cela me semble même particulièrement néfaste et dangereux car ceci ne peut mener que vers des échanges et des déclarations stériles et sans reliefs. Je reconnais donc à l’Eglise le droit d’avoir ses ambiguïtés, comme le judaïsme a les siennes. Ce qui compte, c’est la confiance humaine que nous parvenons à établir avec nos partenaires de dialogue. Cette confiance humaine, cette amitié qui se développe avec le temps n’est pas traduisible dans des déclarations qui ne viseraient qu’à aplanir les aspérités du passé.

Quelles pourraient être, selon vous, les prochaines pistes de réflexion à explorer dans le sens du dialogue entre juifs et catholiques?

Je vois trois pistes importantes qui pourraient faire suite, avec ambition, à ces cinquante dernières années de progrès. La première concerne très directement le dialogue avec le judaïsme. Je me demande si dans la mesure où l’Eglise - reconnaissant et affirmant à présent ses propres racines juives et donc la façon dont la tradition juive antique a joué un rôle essentiel dans l’identité théologique des premiers chrétiens - ne pourrait pas entraîner le judaïsme dans son sillage. Il s’agirait d’aider le judaïsme à repenser comment il a, lui aussi, été formaté et subtilement modelé par ses propres interactions, au fil des siècles, avec le christianisme. Il ne s’agirait pas seulement de reconnaître l’influence réciproque de deux identités religieuses comme un fait du passé. L’enjeu audacieux serait d’accepter que la tradition juive a également besoin du christianisme pour se comprendre. Or ceci est un sujet qui, cinquante ans après Nostra ӕtate, demeure totalement tabou dans le judaïsme. Celui-ci aime s’imaginer comme radicalement indépendant du christianisme, puisqu’antérieur à ce dernier. Pour le dire simplement, de nombreux juifs reconnaissent volontiers que l’Eglise a besoin du judaïsme mais que ceci ne peut en aucun cas être réciproque. L’Eglise pourrait donc amener le judaïsme à porter un regard plus critique sur lui-même, ne craignant plus de reconnaître le principe de réciprocité des influences. Je pense qu’il y aurait là un pas gigantesque favorisant le véritable dialogue sur un pied d’égalité.

La seconde piste a trait à la question de l’antisémitisme. Nous le savons tous, l’Eglise a reconnu sa responsabilité dans l’enseignement du mépris et ses conséquences. L’Eglise a littéralement "fait le ménage" devant sa porte. Mais aujourd’hui, les images antisémites et anti-juives qui avaient été véhiculées par l’Eglise sont utilisées par l’Islam radical contre les juifs. Or, dans la tradition éthique du judaïsme, il y a un concept intéressant qu’il convient de rappeler. Attribué au Hafetz Hayyim (2) et connu sous le nom de Avak Rekhilut, littéralement "la boue de la médisance", ce principe stipule que toute personne est responsable non seulement des propos qu’il a lui-même tenus mais également des conséquences possibles de la déformation de son message lorsque celui-ci, telle la boue collant aux chaussures, se déplace dans le temps et l’espace. Si le Hafetz Hayyim fait appel à ce principe pour évoquer l’idée d’une médisance personnelle qui véhicule des propos blessants entendus ailleurs, il me paraît judicieux de transposer cette idée en l’appliquant de façon plus globale à la tradition de certains discours antijuifs de l’Eglise au cours des siècles. Ces discours se sont déplacés dans le temps et l’espace vers la sphère "religieuse" de l’islam radical. Il me semble que la suite logique de Nostra ӕtate serait donc que l’Eglise se sente interpellée par cette éthique de la responsabilité de la transmission et qu’elle agisse en conséquence pour lutter contre ce fléau, aujourd’hui professé dans le radicalisme islamique.

Enfin, la troisième piste serait de voir l’Eglise s’engager aux côtés du judaïsme dans la bataille pour la circoncision. Alors que l’Europe tend à vouloir pénaliser cette pratique, la décrivant comme barbare, l’Eglise pourrait, en se souvenant de la circoncision de Jésus, faire un travail de reformulation de l’éthique de cette pratique. Nous savons qu’il y a, au sein de l’Eglise, des penseurs et des théologiens qui militent pour la ré-institution de la "fête de la circoncision", le premier janvier. Si tel devait être le cas, non seulement l’Eglise scellerait un certain lien avec la loi mosaïque dans son calendrier liturgique, mais elle apporterait un soutien significatif aux juifs et au judaïsme, bien malmenés dans l’Europe de la sécularisation extrême.

Un mot sur la polémique entourant le port de la kippa, après l'agression d'un professeur juif à Marseille. Le président du Consistoire israélite de Marseille Zvi Ammar a encouragé les juifs de la ville à ne plus porter leur kippa dans l'attente de "jours meilleurs". Une déclaration contre laquelle plusieurs voix de la communauté juive se sont élevées, notamment le Grand-rabbin de Bruxelles, Albert Guigui, pour qui le port de la kippa représente "un acte citoyen et de résistance". Quel regard portez-vous sur le débat?

Je ne crois pas qu’il soit intelligent de recommander de manière collective de ne pas porter la kippa. C’est, éventuellement, un choix individuel, mais certainement pas un choix communautaire. Par ailleurs, sans entrer dans le débat religieux sur la signification de la "kippa", je ne vois pas en quoi celui-ci serait un "acte citoyen". En fait, la kippa est aujourd’hui, pour la très vaste majorité des juifs qui la porte, un acte non pas "religieux" au sens spirituel ou légaliste du terme, mais un acte d’identification externe. La volonté de porter la kippa est avant tout, sociologiquement, le reflet d’une volonté d’être identifié comme juif dans le regard de l’autre. Ceci ne me semble aucunement critiquable. Ce qui est "citoyen", c’est de continuer à vivre dans la diversité des sociétés qui sont les nôtres, en perpétuant son droit à revendiquer une différence visible et donc en reconnaissant celui des autres à affirmer également leurs appartenances religieuses de manières visibles.

Ce qui devrait interpeller, suite à l’attaque de Marseille, est moins le débat sur la kippa que celui qui consisterait à se demander pourquoi la France (de même que de nombreux pays européens) a pu laisser se développer en son sein un discours et des sentiments de haine vis-à-vis des juifs, en toute impunité.

Solène Tadié

David Meyer est un rabbin franco-israélien. Il enseigne actuellement la littérature rabbinique et la pensée juive contemporaine à l'Université pontificale grégorienne de Rome.

(1) La théologie du remplacement induit l’idée que le christianisme aurait remplacé le peuple d’Israël, les juifs, dans le plan de Dieu.

(2) Israël Meir Ha-Cohen (1839-1933). Rabbin originaire de Biélorussie. Il a surtout écrit Sefer Hafetz Hayyim, qui traite des lois de la médisance.

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