Pour la plupart de nos contemporains, religion rime avec dogmes, ce qui se vérifierait, au plus haut point, dans le cas de la foi catholique. Et qui dit dogme, dit forcément dogmatisme. Mais cette dernière équation est-elle nécessairement vraie?
Le moins que l’on puisse dire, c’est que, de nos jours, dans nos régions d’Europe occidentale en tout cas, le dogme n’est pas vraiment à la mode. Certainement pas dans les cercles intellectuels, laïques en particulier, mais guère plus dans le grand public, et même pas dans les milieux chrétiens. De nombreuses personnes bénéficiant d’un certain niveau d’éducation se déclarent opposées à toute forme de dogmatisme, tandis qu’un grand nombre de catholiques, même pratiquants, appellent de leurs vœux une religion qui serait « moins dogmatique », entendez: une Eglise qui ne se cramponnerait pas à ses certitudes contre vents et marées, mais serait davantage ouverte aux changements qui marquent notre époque.
Le modernisme, une crise emblématique
L’histoire de la foi chrétienne, surtout dans sa version catholique, a effectivement été marquée par le rôle important (plus ou moins important selon les époques) que l’on a attribué aux dogmes dans la vie de l’Eglise. Dans les quelque trois siècles qui ont suivi le concile de Trente (1545-1563), qui a voulu réaffirmer, mais aussi renouveler la foi catholique face à la réforme protestante, l’on a assisté à un certain raidissement du dogme.
Cette tendance a atteint son sommet lors de ce qu’on a appelé la « crise moderniste », au début du 20e siècle. Que s’est-il passé à ce moment-là? Alors que se développent les méthodes de la recherche historique, qui feront de l’Histoire une science littéraire telle qu’on la connaît aujourd’hui, ces méthodes sont appliquées à la Bible. Avec, comme résultat, une remise en question souvent radicale du caractère historique des Ecritures. Face à ce relativisme, qui ne voit plus clairement en quel sens la Bible est Parole de Dieu, les autorités de l’Eglise, démunies face à ces nouvelles méthodes, vont réagir par un dogmatisme tranché, qu’on pourrait formuler ainsi: « Tout ce que contient la Bible est vrai. Point à la ligne ».
Cette crise importante a cependant eu des conséquences positives. Comme cela se passe très souvent au cours de l’histoire de l’Eglise, celle-ci a été amenée à préciser certains points de son enseignement. Concernant la Bible, on en est arrivé à comprendre plus clairement qu’elle est à la fois Parole de Dieu et parole humaine. Si les Ecritures contiennent la révélation de Dieu, cette révélation est contenue dans un langage humain, qui est marqué par la culture et le contexte de celui qui écrit. Ce qui n’empêche nullement le texte sacré de communiquer réellement un message de la part de Dieu. Ce message passe par le témoignage de foi rendu par l’écrivain sacré à l’événement qu’il raconte, par exemple la résurrection de Jésus.
Dogme et dogmatisme
Suite à la crise moderniste, l’Eglise a aussi été amenée à préciser ce qu’est un dogme, à travers une réflexion qui a débuté au 20e siècle, et qui se poursuit toujours à l’heure actuelle. Afin de comprendre ce qu’est un dogme, et quelle est sa portée pour la foi des chrétiens, posons clairement la question: le dogme procède-t-il nécessairement d’une attitude dogmatique, marquée par un refus de toute critique, de toute remise en question, qui s’accroche à des certitudes, à des vérités considérées comme établies une fois pour toutes? Pour nous, la réponse est clairement: non. Bien compris, le dogme peut, au contraire, constituer un rempart efficace contre le dogmatisme.
Disons d’abord que, de manière générale, le dogme (du grec dogma, « opinion ») est une donnée humaine fondamentale. Autrement dit, on ne peut pas vivre sans dogme, et notre vie, comme notre société, est fondée sur certains dogmes. Par exemple, notre civilisation moderne considère la démocratie ou l’égalité hommes-femmes comme des dogmes. Ils sont comme des préalables nécessaires à notre vie en société, des fondations sur lesquelles l’édifice de notre vivre-ensemble se construit tant bien que mal. Ces préalables reposent le plus souvent sur des bases philosophiques, qui sont donc encore plus fondamentales que ces préalables eux-mêmes, même si on les a souvent oubliés. Autre exemple: la philosphie laïque considère la libre-pensée et le libre-examen comme des dogmes, nécessaires selon elle à l’acquisition d’une connaissance digne de ce nom.
Ce genre de dogmes peut-il déboucher sur une forme de dogmatisme? Oui, certainement. Lorsqu’ils sont comme fixés dans le marbre, et ne souffrent donc plus aucune mise en question. On en oublie alors jusqu’au fondement de ces dogmes, qui ne peuvent dès lors même plus être justifiés positivement. On atteint alors le sommet du dogmatisme: « Cette vérité n’a besoin d’aucune justification. C’est comme ça, un point c’est tout ». Le seul argument qui prévaut alors est celui de l’autorité… Cette attitude dogmatique qui se manifeste parfois n’est donc pas, loin s’en faut, le fait exclusif des religions, contrairement à ce qu’on pense assez couramment. Le dogmatisme est une posture intellectuelle, et plus fondamentalement encore spirituelle, qui peut se manifester dans n’importe quel groupe, milieu ou société.
Le sens catholique du dogme
Cela dit, qu’en est-il du dogme au sens catholique du terme? Au sujet du dogme chrétien, il est important de souligner que, comme tous les dogmes, il a un fondement. En l’occurrence, ce fondement réside dans une révélation qui vient de Dieu. Dieu qui s’est manifesté à l’humanité au cours de l’histoire, à travers son Verbe incarné, Jésus-Christ, qui nous a ouvert le chemin de l’union à Dieu et de l’amour des autres, par sa mort et sa résurrection. Si ce que nous croyons et vivons en tant que chrétiens nous vient de Dieu, nous ne pouvons, il est vrai, que l’accepter, dans la foi, ou le refuser. Cela dit, le fait d’accueillir ce que Dieu nous révèle de Lui, de nous-mêmes et de notre destinée, n’implique pas qu’il faille l’accepter sans chercher à comprendre ce qui nous est donné.
Certes, ce que Dieu a réalisé pour l’humanité était imprévisible, et dépassera toujours notre intelligence. Cependant, la foi n’est pas incompatible avec une certaine forme de compréhension. Comme l’a dit saint Anselme de Canterbury (1033-1109) dans une formule demeurée célèbre: fides quaerens intellectum, la « foi cherchant l’intelligence ». Cette expression signifie que, d’elle-même, la foi cherche a comprendre ce qu’elle croit. Non pas pour croire de moins en moins, à mesure que notre compréhension de la révélation augmenterait, mais au contraire pour croire de mieux en mieux, et surtout vivre de plus en plus ce que nous croyons, à mesure que nous entrons dans le Mystère indicible de Dieu.
Et c’est bien ce qui se passe au cours de l’histoire chrétienne des dogmes et de la théologie. La manière dont s’est développé le dogme de la Trinité, du 2e au 5e siècle, est à cet égard emblématique. Si la foi au Dieu Un et Trine est bel et bien présente dès la première communauté chrétienne, et dans le Nouveau Testament, il a néanmoins fallu la préciser, et par là-même l’approfondir, au cours des premiers siècles du christianisme, pour tenter de la préserver contre différentes tentations de réduction. En effet, certains tendaient à dire que les trois personnes de la Trinité n’étaient que trois « modes » différents du même Dieu (le modalisme). D’autres, au contraire, parlaient du Père, du Fils et de l’Esprit Saint comme s’il s’agissait de trois Dieux (trithéisme).
En précisant le dogme à travers certaines définitions, comme par exemple « une seule essence en trois hypostases », il s’agissait donc non pas d’enfermer le Mystère de Dieu dans des formules, mais plutôt de le préserver de certaines simplifications réductrices, et donc d’un certain… dogmatisme. Et si ces définitions dogmatiques engagent la foi des chrétiens, c’est au sens d’un acquis en deçà duquel on ne peut revenir, mais que l’Eglise est appellée à approfondir tout au long de son histoire. En ce sens, les dogmes sont nécessaires à la vie de l’Eglise, mais dans un but bien précis: aider les chrétiens à croire mieux, et donc à mieux vivre ce qu’ils croient.
Christophe Herinckx
(Fondation Saint-Paul)