« Imaginer la Paix. » C’est le thème des 38e journées de rencontre et de prière interreligieuses organisées par Sant’Egidio, cette fois-ci à Paris, du 22 au 24 septembre. Mais, après tant d’années d’amitié interreligieuse, ne faudrait-il pas essayer de passer à une étape ultérieure ?
Une opinion de Benoit Lannoo, historien de l’Église belge engagé dans le dialogue interreligieux depuis plus de deux décennies.
Depuis la rencontre historique du Pape Jean-Paul II avec les leaders de toutes les religions du monde, le 27 octobre 1986 à Assise, la communauté de Sant Egidio rassemble chaque année dans une autre ville européenne, grand nombre de responsables religieux pour trois jours de rencontres, d’échanges, de débats et de prières pour la paix dans le monde. En quelques décennies, des liens d’amitié et de confiance inestimables se sont tissés entre différents rabbins, patriarches, métropolites, évêques, pasteurs ou autres prélats, ayatollahs, mouftis, imams, théologiens et responsables musulmans, et des leaders bouddhistes, hindous, taoïstes, zoroastriens, etc.
Le réseau interreligieux établi ainsi a joué un rôle considérable dans un certain apaisement mondial après les attentats de Nine Eleven en 2001, à Madrid en 2004 ou à Londres en 2005, ainsi qu’à l’époque de la prise de pouvoir du soi-disant « État islamique » en Syrie et Irak en 2014-17, et de la vague d’attentats islamistes en Allemagne, Belgique, Danemark, Espagne, Finlande, France, Grande-Bretagne et Suède pendant ces mêmes années fatidiques. Les porte-paroles musulmans aux rencontres de Sant’Egidio ont à chaque reprise condamné ces actes de violence en proclamant que « l’Islam est une religion de paix » (voir Coran 8,61), et en répétant : « nulle contrainte en religion » (Coran 2,256).
Le dialogue interreligieux a-t-il atteint son plafond ?
Loin de moi l’idée que ces amis musulmans ne seraient pas sincères dans leurs intentions. Tous ont été scandalisés par la violence « au nom de Dieu » et proclament, à l’instar du Pape François, que « Dieu ne veut que la Paix ». Mais un évêque impliqué depuis bien plus longue date que moi dans le dialogue interreligieux me posait un jour la question rhétorique si le dialogue interreligieux, malgré toutes les bonnes intentions et belles déclarations, n’avait pas atteint son plafond. Je crois qu’il a raison : le dialogue entre leaders religieux et l’amitié entre croyants de différentes religions sont des phénomènes émouvants, mais ne restent-ils pas stériles si nous ne passons pas à une prochaine étape. Or, quelle pourrait être cette prochaine étape ?
Avant d’évoquer quelques pistes, permettez-moi encore une remarque préliminaire d’importance majeure. L’Occident, et en particulier l’Occident chrétien, n’a pas une histoire de tolérance religieuse à en être particulièrement fier. Des chrétiens se sont entretués pour des querelles byzantines par rapports aux dogmes établis par les Sept conciles œcuméniques du IVe au VIIe siècle ; des chrétiens ont massacré sans pitié des musulmans pendant les Croisades et des populations indigènes pendant la Colonisation ; des chrétiens se sont encore une fois entretués pendant les Guerres de religion ; et le christianisme est en partie à la base de l’antijudaïsme et donc aussi de l’antisémitisme qui nous a mené à la Shoah.
Tout cela n’empêche que la doctrine et la pratique de l’Église catholique sur la tolérance religieuse et le vivre-ensemble depuis le Second Concile du Vatican sont nouvelles et révolutionnaires : les catholiques acceptent non seulement la différence, mais ils l’embrassent dorénavant. Plus de « Propaganda Fide » dans le sens de conversion forcée, mais bien dans celui d’un élan spirituel d’évangélisation en respectant l’autre dans son altérité. Le plafond au dialogue interreligieux susmentionné est situé là où, chez certains de nos chers amis et interlocuteurs dans ce dialogue, il n’y a pas de réciprocité dans cette tolérance religieuse, surtout pas à la base, loin des tribunes où sont prononcées des belles phrases diplomatiques voire même réellement pacifistes.
Aborder de réels problèmes, même au risque de froisser
L’étape ultérieure du dialogue interreligieux consisterait à mon sens à se servir de l’espace de confiance établi par ces décennies de rencontres, pour oser évoquer davantage de réels problèmes, même si cela peut froisser les relations voire l’amitié. Peut-être que ces réels problèmes – guerre dont on connaît pertinemment l’agresseur ; intolérance dont on sait parfaitement sur quels arguments « religieux » elle est fondée ; discrimination dont tout le monde sait où, quand et comment – sont abordés pendant des entretiens privés entre leaders religieux lors des grand-messes comme celle de Paris des jours à venir. Mais si oui, pourquoi n’entendons-nous rien de ces entretiens discrets, et surtout : pourquoi n’en voyons-nous aucun résultat ?
Quelques exemples concrets ? Sant’Egidio a une tradition de profonde proximité avec un large réseau de rabbins d’Europe et d’Israël. Que personne ne nie que l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023 constitue le pire crime antisémite depuis la Shoah ! La réaction cependant du gouvernement et de l’armée israélienne à Gaza, faisant depuis lors des milliers de morts innocents, est-elle acceptable ? Nous allons évidemment prier simultanément – juifs, chrétiens, musulmans et autres – pour la paix en Terre Sainte ? Eh oui, en tant que chrétien, je crois que chaque prière est accueillie par le Tout-Puissant et qu’Il exaucera un jour nos prières. Mais entendrons-nous à Paris aussi des réelles condamnations de la surenchère de la violence de la part d’Israël et de l’Iran ?
Autre exemple : il existe des déclarations musulmanes définissant la liberté de religion au point d'accepter l’apostasie (par exemple la Déclaration d’al-Azhar et des intellectuels sur l’ordonnance des libertés fondamentales de début 2012 ou la Déclaration de Marrakech sur les droits de minorités religieuses du 27 janvier 2016). Mais malgré ces textes, il est dans la pratique impensable qu’une musulmane se marie avec un chrétien, non seulement au Moyen-Orient mais même souvent dans la diaspora musulmane en Occident. Tout comme on abuse encore régulièrement de la législation anti-blasphème, par exemple dans le Pakistan rural, entre autres pour s’y emparer de filles chrétiennes pour les marier, malgré toutes les déclarations à Lahore à ce sujet.
Fini la langue de bois !
Osons-nous dès lors évoquer des sanctions – académiques, culturelles, diplomatiques, économiques, etc. ? – en cas de non-respect de ces droits de l’homme fondamentaux par les gouvernements et régimes avec qui nos amis et interlocuteurs juifs ou musulmans sont en contact intime et quotidien ? Les grand-messes interreligieuses ne cachent-elles pas avec finesse la puissance du « Mammon » (Luc 16,13) ? L’argent ne gère-t-il pas aussi la prière simultanée de croyants de tous bords ? Je suis convaincu qu’il est temps de ne plus trop souvent (ou presque toujours) se servir de langue de bois quand on parle des conflits qui défient l’humanité. Ces silences diplomatiques ne sont-ils pas souvent profondément mensongers ?
Dernier exemple : il y a un an, le Haut-Karabagh, terre millénaire des Arméniens et chrétienne depuis au moins quinze siècles, a été bloqué dans un isolement total pendant neuf mois et puis vidé de ces plus de cent mille habitants arméniens, malgré tous les accords internationaux conclus au préalable et toutes les condamnations par des cours de justice ou organisations internationales. Depuis un an, personne n’a mis le pied au Haut-Karabagh, mais des images satellites de Caucasus Heritage Watch à l’université de Cornell démontrent que plus de dix pour cent du patrimoine chrétien y est déjà détruit. Nettoyage ethnique et génocide culturel, mais apparemment trop délicat pour en parler, même à la rencontre « Imaginer la Paix » de Paris.
Et pourquoi pas ? Parce que le régime azerbaïdjanais, l’agresseur au Caucase, est trop riche en gaz et pétrole et donc influent. Le Président de l’Azerbaïdjan, le dictateur Ilham Aliyev, finance la restauration de catacombes à Rome. Son épouse et la Vice-Présidente, Mehriba Aliyeva, n’a été éloignée de l’Unesco qu’après qu’on ait démontré que sa « restauration » de la cathédrale de Shushi – aujourd’hui Şuşa et vidé de toute présence chrétienne – dénudait le bâtiment de chaque référence arménienne. Et surtout, nous allons nous chauffer cet hiver avec le gaz que la Présidente Ursula von der Leyen de la Commission européenne est allé acheter à Bakou, sans y évoquer le sort de ceux que son fournisseur de gaz appelle toujours « des chiens arméniens ».
Le dialogue interreligieux : un long pèlerinage vers la Paix
Le dialogue interreligieux, c’est évidemment un long pèlerinage vers la Paix que seul Dieu un jour nous donnera. Mais ne faut-il pas être plus vigilant et éviter à tout prix que ce dialogue devienne un synonyme pour une certaine indifférence ou pour la non-assistance de populations menacées, à Gaza et en Cisjordanie, au Pakistan, au Haut-Karabagh ou dans tant d’autres conflits ? Sert-on la Paix si l’on n’ose pas dire la vérité de peur de froisser des amis et interlocuteurs dans le dialogue interreligieux ? Je crois qu’un peu plus de franc-parler pourrait être « bénéfique et saint » dans tous les sens des mots. Rien ne nous empêche de croire profondément en la force de la prière et de l’amitié et de jouer en même temps un peu plus le jeu de la franchise.
Benoit Lannoo (Intertitres de CathoBel)