
D’entrée de jeu, n’avons-nous pas découvert que nous étions mortels? Plus que la nôtre, la disparition des êtres les plus chers ne nous a-t-elle pas accablés? La mort de nos parents à peine trentenaires s’effaçant de l’horizon quotidien de nos 7, 4 et 2 ans nous a marqués, mon frère, ma sœur et moi, sans nous détruire pour autant. Lors de l’accouchement de chacun de nos cinq enfants, l’orgasme qui accompagne l’instant de la naissance n’a pas oblitéré la conscience lucide: Toi aussi tu mourras. Même si l’intime conviction que ces deux passages ont en commun de déboucher sur un inconnu pressenti mais inimaginable: que sait le nouveau-né, arraché au confort de la matrice, de cet au dehors froid sous la lumière crue des scialytiques? Que connaissons-nous concrètement de l’au delà de l’agonie?
Le désir de vivre s’enracinerait-il dans cette réalité indéniable d’une absence qui se révèle une autre forme de présence? Nous ne sommes jamais séparés; sur le chemin d’Emmaüs, nous sommes rejoints par Celui que nous ne reconnaissons pas immédiatement mais dont les gestes, lors de la cène rejouée, nous réveillent au point que nous n’avons de cesse de propager la nouvelle. Nos vies sont riches de morts et de résurrections; Maintenant et à l’heure de notre mort, comme nous le demandons à Marie, ne concerne pas seulement la grande mort mais les petites morts que nous expérimentons – éloignements, déménagements, arrachements, renoncements divers.
Tôt le jour, je bénéficie d’incroyables ciels. Ce matin, il est d’un violet sombre et d’un rouge profond: braises et obscurités fulgurent et pèsent; quel peintre serait capable de rendre cette splendeur? William Turner sans doute ou le bien vivant Dominique Barrot. Confondue, je cherche mes mots pour en rendre compte. Les couleurs surgissent, s’épanouissent, s’effacent en un kaléidoscope magique; aujourd’hui on évoquerait une installation éphémère. Peu importe! Je suis témoin d’une sorte de miracle dont l’harmonie mouvante m’enchante.
Le psaume 87(h 88), particulièrement éloquent, nous plonge au cœur des épouvantes jusqu’à la déréliction: Elles me cernent comme l’eau tout le jour,/ se referment sur moi toutes ensemble,/ Tu éloignes de moi amis et proches,/ je n’ai de compagnons que la ténèbre. Le poète relègue-t-il sa prière précédente: Je t’appelle, Seigneur, tout le jour,/ je tends les mains vers toi; pour les morts fais-tu des merveilles,/ les ombres se lèvent-elles pour te louer? Nous éprouvons le besoin de remonter vers ces chants premiers, d’en accompagner les doutes et la confiance, les cris et les louanges. Les tombes et les urnes ne sont pas de tristes dépôts mais de fervents ferments de nos espérances. Nous ne sommes pas seuls, bousculés par les marées de l’existence. D’autres nous escortent et nous devancent. Ainsi de la kyrielle des saintes et des saints, passés et présents, qui défilent dans la mémoire au rythme des litanies complices. Amenée à trier le courrier des classeurs accumulés année après année, je salue tant de visages qui ont traversé l’espace et le temps et m’entraînent de leur bonté rayonnante.
Lors de ces jours couplés qui célèbrent la sainteté universelle et l’accompagnement des soi-disant morts, nous pressentons l’alliage du vivre-mourir-revivre. La communion des saints n’est pas une vaine expression, parfois obscure autorisant des commentaires érudits, mais une réalité tangible; elle nous permet d’éprouver en notre for intérieur que rien ne finit: ceux que nous avons chéris, les aimés, les aimants ne nous quittent jamais; ils nous soutiennent de leur présence, invisible aux yeux distraits, mais charnelle, incarnée. Une solidarité telle une nappe phréatique à laquelle puiser pour avancer dans le noir aussi bien qu’en pleine lumière.
Nous portons souvent plantes et bouquets dans les cimetières avant la date attitrée, aussi la visite du 2 novembre prend des allures de promenade en reconnaissance par ces jardins luxuriants que le soleil d’automne auréole volontiers.
Colette Nys-Mazure
Poète, essayiste et nouvelliste

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