François Emmanuel n’a pas son pareil pour livrer des décors brumeux, ces atmosphères de fuite où se perdent les protagonistes. Raconter la nuit ne fait pas exception à la bibliographie bien remplie de l’écrivain belge.

Tout se joue dans l’entre-deux, entre songe et réalité, perception et vraisemblance. Photographe franco-serbe, Jelena a connu un séisme qui l’a bousculée, au point de ranger son appareil Hasselblad. De ses deux séjours en zone de conflit dans les années 1992 et 1993, elle semble avoir abandonné une part de sa raison. Mais, est-elle née indemne, elle qui vient d’une famille d’exilés ? « Les guerres du vingtième siècle ont fait de grandes saignées dans nos mémoires, ce qui se transmet d’une génération à l’autre est donc marqué par une grande faim d’absolu et sans doute la trace d’une extrême violence », expose sa tante psychanalyste. En témoignent les tableaux du père damné, marqués par une sombre folie et une quête immémoriale de la lumière.
Un récit marqué par la guerre
Le texte de François Emmanuel prend une coloration particulière en ces temps de guerre en Ukraine. Le rappel du siège de Sarajevo résonne dans nos esprits marqués par le conflit aux portes de l’Europe. Là encore « les plus crédules disaient qu’ils tiraient au hasard et que le hasard désignait l’hôpital comme il eût désigné une cour d’école ou un bâtiment annexe de la Présidence… D’autres affirmaient qu’il n’y avait pas de moyen plus sûr pour casser la détermination des assiégés : atteindre l’hôpital était porter un coup à ce qui subsistait du lien originel au soin, à la mère, à la matrice de vie qui toujours se restaure. » Des survivants au milieu des gravats, nul ne peut comprendre la brutalité et la particularité de ce qui s’est vécu sans l’avoir ressenti dans sa chair, énoncent-ils.
L’art pictural et la musique habitent ces pages, au détour d’une œuvre ou d’une partition déchiffrée. « Qu’est-ce qu’un récit ? Une suite dans le temps. Une ligne qui court. Je vois Jelena perdue dans son temps, je la vois arrêtée, dans le temps de ce qu’elle regarde. » Pour dire la vie qui s’effrite, reste Pierre, l’amour de jeunesse, et Vera, la sœur jumelle, murée dans d’étranges conflits en miroir.
Angélique TASIAUX
François Emmanuel, Raconter la nuit. Seuil, 2022, 227 pages.