En traversant la mort, le Christ ressuscité inaugure un monde nouveau. En constatant que le mal continue d’accabler l’humanité, les chrétiens eux-mêmes pourraient être amenés à en douter. Or, en passant par la mort, Jésus n’a pas supprimé la souffrance, il l’a transformée de l’intérieur. Nous permettant, à notre tour, de la traverser.

Alors que notre guerre contre le coronavirus n’est pas encore totalement gagnée, voilà qu’une autre guerre, bien plus violente, est venue remplacer la première dans les médias, dans nos pensées, dans nos peurs. Chaque jour, les infos et les images en provenance d’Ukraine nous imposent une réalité que nous n’imaginions plus possible: une guerre d’invasion en Europe, avec son cortège de morts et de blessés, de crimes de guerre fortement présumés contre les civils, de réfugiés, voire de déportés.
Alors que le coronavirus nous avait rappelé la contingence et la fragilité de notre vie, nos limites face à la souffrance et notre impuissance face à la mort, voilà que le sanglant conflit ukrainien nous rappelle une autre réalité: une forme de mal absolu et absolument propre à l’humain, cette capacité qu’il a de détruire l’humanité de l’autre et, ce faisant, sa propre humanité.
Rien de nouveau sous le soleil
Ces « rappels » de la maladie et de la guerre sont, d’une certaine façon, particulièrement adressés à l’homme et à la femme modernes, occidentaux. Car, dans de nombreuses régions du monde, ces douloureuses réalités n’ont, pour beaucoup, jamais disparu – ou alors très provisoirement. Nous savons bien évidemment qu’elles existent, mais « ailleurs », alors que le Covid-19, c’était « ici » et la guerre en Ukraine, c’est « tout près ». Etrangement, la guerre en Syrie, en Irak, au Congo, cela nous paraît « très loin », et nos « prochains » qui y vivent les mêmes épreuves nous sont spontanément plus lointains…
A côté des tragédies et des accidents de la vie, il y a aussi nos drames intimes, banals, qui nous font souffrir au quotidien. Séparations, blessures, dépressions ou, tout simplement, le poids de chaque jour, avec le sentiment que rien ne change jamais vraiment, dans nos vies comme dans l’histoire de l’humanité. On peut faire l’expérience amère qu’on n’avance pas, y compris dans notre vie spirituelle, et que malgré nos efforts (de carême, par exemple), on retombe toujours dans les mêmes écueils. De tout temps – et pas seulement depuis l’avènement de la modernité –, l’humain en vient alors à douter du sens de l’existence. La Bible elle-même, dans le livre du Qohéleth (ou l’Ecclésiaste), pose ce constat qui pourrait nous désespérer: « Ce qui a été, c’est ce qui sera, ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera: rien de nouveau sur le soleil! S’il est une chose dont on puisse dire: ‘Voyez, c’est nouveau, cela!’ – cela existe depuis les siècles qui nous ont précédés » (Qo 1, 9-10).
Le passage de l’amour
Et pourtant, quelque chose de nouveau est advenu dans l’histoire. Quelque chose de totalement nouveau, d’inattendu, d’inouï, quelque chose d’humainement imprévisible, qui a ouvert une brèche dans « l’éternel retour du même ». La résurrection du Christ, que les chrétiens vont célébrer ce dimanche de Pâques, est la réponse de Dieu, Mystère ultime de toutes choses, aux questions essentielles que sont le sens, la souffrance, le mal, la mort. Mais cette réponse de Dieu a ceci de particulier, si on ose dire, qu’elle ne nous arrive pas purement et simplement d’en haut comme une solution toute prête effaçant le mal de l’extérieur. Jésus, l’Envoyé de Dieu, vient certes « d’en haut » (Jn 3, 31; 8,23) d’auprès du Père. Il est le Verbe éternel, « image du Dieu invisible » (Col 1, 15), « expression de son être » (He 1, 3). Mais s’il a pris notre chair, se faisant humain comme nous, c’est pour nous sauver de l’intérieur. Comme une petite graine divine plongée dans notre terre pour y mourir avec nous, et faire surgir le nouvel Arbre de Vie au cœur et du cœur de notre mort.
C’est là, et nulle part ailleurs, que peut se manifester la résurrection. C’est là que nous pouvons ressusciter avec le Christ. En pleine détresse, comme d’ailleurs en pleine joie, nous pouvons naître, renaître à la vie de Dieu. Car Jésus a plongé jusque dans les profondeurs les plus sombres de notre condition humaine, mais pour y apporter une lumière inextinguible. Cette lumière est celle de l’amour, l’amour ineffable de Dieu pour chaque humain. C’est cet amour plus fort que le mal, que la souffrance, que la mort, qui permet au Christ de les traverser. C’est l’amour qui ouvre un passage – sens même du môt « paque » – à travers la mer de la haine, de la violence, de la vengeance.
La Présence de Dieu
La résurrection peut s’incarner de différentes façons dans notre vie. En premier lieu, peut-être, sous la forme de la foi. Croire que le Christ est vraiment ressuscité est la porte qui ouvre sur la réalité nouvelle. Pour certain(e)s, cet acte de foi ne sera possible que moyennant un passage par la raison, voire la critique. Et cela tombe bien, pourrait-on écrire, car la foi est un acte raisonnable. Si la réalité de la résurrection, pas plus que celle de Dieu, ne peut être prouvée, elle fait néanmoins sens au regard de l’existence humaine, de l’histoire du monde, de la réalité du cosmos. La résurrection du Christ éclaire le mystère d’une lumière nouvelle.
La résurrection du Christ éclaire le mystère d’une lumière nouvelle.
La foi, à son tour, ouvre une espérance. Celle que, au final, l’histoire connaîtra une fin heureuse, que la haine sera finalement et définitivement vaincue par l’amour, que la joie aura dépassé toute tristesse. Cette espérance est celle de la vie future, dans le pleine communion de toute l’humanité en Dieu, comme l’évoque de manière si bouleversante la figure de la Jérusalem céleste. « Voici la demeure de Dieu avec les hommes. Il demeurera avec eux. Ils seront ses peuples et lui sera le ‘Dieu qui est avec eux’. Il essuiera toute larme de leurs yeux. La mort ne sera plus. Il n’y aura plus nu deuil, ni cri, ni souffrance, car le monde ancien a disparu » (Ap 21, 3-4).
Dans une détresse apparemment sans issue…
Comme ce monde nouveau, souvent, nous semble loin! Les ténèbres qui nous entourent, et qui existent parfois au-dedans de nous, ne doivent toutefois pas nous empêcher de voir, de percevoir, de pressentir, ce qui annonce ce monde à venir, ce monde ressuscité à la suite du Christ, premier-né d’entre les morts. Beauté de la création, ou d’une œuvre d’art, dans laquelle transparaît la Beauté de Dieu. Joies simples dans lesquelles se révèle la Joie accomplie. Mais surtout, gestes d’amour au quotidien qui manifestent l’Amour, gestes de solidarité dans l’accueil d’une famille de réfugiés, qui sont une réalisation vivante du don de sa propre vie par Jésus.
La foi et l’espérance nous permettent de discerner ces réalités cachées. Elles nous ouvrent à une expérience, celle de la Présence de Dieu. Non pas seulement celle de notre Père qui attend au bout du tunnel en nous ouvrant les bras, et qui nous permet bien sûr de continuer à avancer, de toujours nous relever quand nous sommes tombés. Mais la Présence du Ressuscité, ici et maintenant, dans un moment de contemplation qui nous fait goûter la Vie de Dieu. Présence du Ressuscité, ici et maintenant, alors même que nous sommes plongés dans une nuit noire, dans une détresse apparemment sans issue. Alors qu’aucune solution ne semble humainement possible, Dieu est là, tout simplement, lumière au cœur des ténèbres. Ce qui ne change rien, mais qui change tout. « Même si je marche dans un ravin d’ombre et de mort« , dit le psaume, « je ne crains aucun mal, car tu es avec moi; ton bâton, ton appui, voilà qui me rassure » (Ps 23, 4). Le mal peut advenir, il peut être là. Je ne peux peut-être lui échapper. Mais au creux de l’impasse, Dieu lui aussi est là, et sa présence peut se révéler la plus forte, et ouvrir en nous un passage, une Pâque.
Avant d’entrer dans sa Passion, après le dernier repas, Jésus dit à ses disciples: « En ce monde, vous êtes dans la détresse, mais prenez courage, j’ai vaincu le monde! » (Jn 16, 33).
Christophe HERINCKX