Qualifiée de « nouvelle censure » par le monde intellectuel et de « pensée unique dangereuse » par le pape François, la « cancel culture » fait peser une menace sur le débat d’idées et, a fortiori, sur les fondements de la foi chrétienne. Dans le cadre d’un dossier consacré à la « cancel culture », publié dans le Dimanche n°7 du 20 février, Emmanuel Tourpe, philosophe et homme des médias, nous éclaire sur les dérives obscurantistes mais également les avancées possibles engendrées par cette « cancel culture ». Profitez dès maintenant de cette interview offerte ⬇️

Dimanche : Le pape François s’inquiète de la « cancel culture », cette « dangereuse pensée unique« . Mais l’Eglise, dans sa longue histoire, n’a-t-elle pas également « cancellé » (effacé) des croyances et cultures locales en imposant sa doctrine religieuse là où elle passait ?
E. Tourpe : S’il existe beaucoup d’exemples néo-coloniaux où le colonisateur a bel et bien tenté d’effacer les coutumes et héritages cultures des populations locales, j’en connais très peu incriminant directement le christianisme. Le christianisme a plutôt eu tendance à transformer ce qu’il rencontrait plutôt que supprimer. Ainsi, la fête de l’Epiphanie c’est l’ancienne fête des Saturnales païennes, qui n’a pas été supprimée par le christianisme, mais qui a été transformée. Même chose pour Noël qui était à l’origine la fête païenne de Sol Invictus.
Je ne nie pas que, ça et là, il y ait eu des éléments d’autoritarisme qui ont eu tendance à supprimer des cultures. Mais, j’ai quand même tendance à dire que, dans l’Histoire pure, ce qui a plutôt été la manière d’agir de l’Eglise, c’était non pas de la « cancel culture », mais de la « culture de la transformation ».
De nombreux adeptes de la cancel culture souhaitent déconstruire notre société, inégalitaire et discriminante, pour en fonder une nouvelle, avec des meilleures bases. Est-ce une bonne idée de tirer un trait sur le passé pour réinventer l’avenir ?
Ce qui n’a aucun sens, c’est d’aller dans le sens de la déconstruction. Parce que la déconstruction c’est l’arrachage des racines et c’est la destruction des fondements. N’importe qui a déjà fait un peu de jardinage sait très bien que ce n’est pas un arrachant toutes les racines qu’on réussit à faire un jardin. Ce qui est important, c’est d’émonder, de soigner, de transplanter, autrement dit, d’accompagner la croissance de ses pousses et leur donner un environnement propice. Ce qui a du sens, c’est de faire avancer une société, de la faire grandir, de la même manière qu’on le fait avec ses pousses.
Cela dit, ce n’est pas non plus en laissant un jardin dans un état négligé qu’on permet à ses plantes de vivre, de grandir et de s’embellir. Il y a des travaux de nettoyage, de transformation, de greffe, de mise en ordre à faire, comme dans toute société. C’est quelque chose qui, là encore, relève de la transformation. Au final, vous aurez compris ma pensée : « Non à la culture de l’effacement, oui à la culture de la transformation. »
Comment expliquer, alors, les déboulonnages de statues ? On pense notamment à cet évêque américain, Mgr Mathias Loras, longtemps considéré comme un bienfaiteur dans sa ville de Dubuque (Iowa) et dont la statue a subitement été déboulonnée parce qu’on a appris qu’il avait une esclave ?
Cet exemple concret demande plusieurs couches d’analyses. Tout d’abord, de quoi nait une névrose ? Elle nait du fait que, un problème, que normalement la vie résout, finit par prendre tout le champ de l’attention. Autrement, dit il n’y a pas de phénomène d’adaptation. C’est un peu ce qui est en train de se produire au sein d’une culture que l’on appelle « identitaire », parfois aussi appelée « victimaire », qui a tendance, au nom de la mémoire blessée, à vouloir que des choses qui se sont produites dans le passé occupent tout le terrain de la mémoire. Est-ce qu’on peut ramener toute l’histoire de la Belgique aux mains coupées de Léopold ? Non, bien sur que non, ce serait réducteur, ce serait excessif et démesuré.
Néanmoins, mon propos est le suivant : Il faut savoir reconnaitre dans une histoire ce qui n’a pas été. Vaut pour une nation, ce qui vaut pour un individu. Il faut qu’une nation puisse faire son examen de conscience et dire : « là j’ai fauté ». Ces aspects peu élogieux doivent être traités dans les livres d’histoire et à la télévision. Il est évident que notre manière de raconter l’histoire doit être revue. Après cet aveu de la faute, la deuxième étape est la demande de pardon. Enfin, l’ultime étape est celle de la réconciliation et du désir d’avancer. Quand on se situe dans le côté woke, tout cela est écarté au profit du ressentiment. Or, pour le philosophe Nietzsche, le ressentiment est ce qu’il y a de pire dans l’homme.
Ne vit-on pas une époque où une minorité particulièrement active et bruyante peut prendre le pas sur une majorité silencieuse, notamment grâce aux réseaux sociaux ?
C’est un phénomène qui avait été déjà décrit en 1973. On l’appelle la spirale du silence : cette idée que, dans un système de médias et, aujourd’hui, de réseaux sociaux, les minorités ont tendance à prendre le pouvoir de la parole et la majorité reste la plupart du temps silencieuse en pensant que ce ne sont là que des effets de minorité.
Or, il commence à être vraiment temps que la majorité silencieuse dise qu’elle ne veut pas de cela. C’est à dire que vous, moi, n’importe qui sur les réseaux sociaux ou la presse, dise qu’il est grand temps que nos nations fassent leur examen de conscience et revoient leur histoire. Mais, parallèlement, que ceux qui déboulonnent les statues et qui ont une mémoire blessée apprennent que l’Histoire ne se résume pas à certains éléments de cette Histoire.
Est-ce que l’Eglise catholique ne doit pas commencer un travail introspectif pour faire la clarté sur les éléments sombres de son Histoire, comme la colonisation et la ségrégation, et s’en excuser ?
C’est un processus qui est même tellement lancé que, à un moment, à force de demander pardon, on ne sait même plus pourquoi on demande pardon. On peut mettre toutes les forces de l’Eglise là-dessus, mais il y a d’autres enjeux importants, comme le social, l’écologie, la bioéthique, etc. moi, l’Eglise doit avant tout faire un examen de conscience sur son fonctionnement ecclésial, la façon dont sont menées les réunions, sont régis les liens hiérarchiques, etc. J’ai l’impression que cette vie ecclésiale ne poursuit pas toujours un objectif de charité alors que la charité est l’élément de reconnaissance par excellence des chrétiens, ce qui les unit intrinsèquement. Les problèmes liés à l’Histoire doivent être traités à leur juste place et ne pas devenir obsessionnels.
En outre, il faut savoir que l’examen de conscience est originellement un principe théologique : le principe d’Ecclesia semper reformanda implique en effet que l’Eglise est toujours à réformer. Il faut le faire indépendamment des pressions exercées par la société.
Enfin, il faut être juste dans l’analyse historique. Le prêtre Bartolomé de las Casas a été un très grand défenseur des indigènes lors de la colonisation de l’Amérique du Sud. Puis, il y a eu énormément de religieux et de religieuses en particulier en Amérique du Nord et au Canada qui sont intervenues lors des guerres entre les Hurons et les Iroquois, pour protéger les populations. Si on fait un travail de mémoire, il doit être complet et également mettre en lumière les avancées et bienfaits de l’Eglise.
Propos recueillis par Clément Laloyaux

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