Pour les uns, la religion est un vecteur de violence depuis les origines de l’humanité. Pour les autres, la violence n’est pas le propre de la religion, mais elle en est une perversion. Outre les liens historiques entre le religieux et le politique, la question de la violence des religions est également spirituelle.
Pourquoi les religions sont-elles parfois – souvent – violentes? De façon récurrente, la chronique internationale est défrayée par des violences commises au nom d’une religion, d’une foi, d’une Vérité, de Dieu. L’histoire et l’actualité ne manquent pas d’exemples criants: guerres de religion, croisades, inquisitions de toutes sortes, répressions, persécutions, attentats… Pour beaucoup de nos contemporains, la chose est entendue depuis longtemps: la religion est l’une des principales causes de violence dans le monde, et ce depuis la nuit des temps. La solution serait dès lors de libérer les sociétés et le cœur de l’homme de toute forme de religion – projet qu’ont d’ailleurs entrepris certains philosophes, scientifiques ou encore… régimes politiques. L’abolition de la religion se meut alors en suppression des croyants au nom de la non religion, d’une idéologie, d’une révolution, d’une certaine vision de l’homme et de la société.
Attitude spirituelle fondamentale
Bref: pas sûr que l’hypothétique disparition de la religion suffise à assurer la paix dans le monde. Mais reposons tout de même la question rarement abordée, tant par les détracteurs que les défenseurs de la religion: pourquoi la religion, les religions, sont-elles souvent violentes? Nous ne pouvons prétendre parler au nom de toutes les religions du monde, mais il y a au moins un point sur lequel le chrétien et le non croyant peuvent tomber d’accord: ce n’est pas Dieu qui est responsable des violences religieuses, mais l’humain. Car pour le premier, le Nom de Dieu est la Paix, et pour le deuxième, Dieu n’existe pas. Nous ne prétendons pas non plus aborder, dans leur complexité, les différentes réponses possibles à ce « pourquoi » de la violence religieuse, réponses qui révèlent les liens inextricables du religieux aux dimensions politique, psychologique, sociale, culturelle de l’activité humaine.
Mais ce qui détermine tout autant, voire davantage encore, la forme historique concrète que prend « la » religion, c’est l’attitude spirituelle fondamentale que les croyants adoptent à l’égard du sacré, du « numineux », de la divinité, de Dieu. Ce terme étrange de numineux est intéressant pour notre propos. Utilisé par le théologien luthérien Rudolf Otto (1869-1937), il renvoie à la puissance agissante de la divinité, à l’expérience de la présence absolue du sacré, du divin. Pour le christianisme, comme pour le judaïsme avant lui, et dans une certaine mesure l’islam après lui, cette expérience – qui est l’expérience spirituelle par excellence – est celle de Dieu qui se révèle, qui se manifeste, qui s’adresse à l’humain pour entrer en relation avec lui.
Trois aspects de la révélation
Soulignons trois aspects de cette révélation divine: elle est à fois immédiate et médiatisée; elle n’est pas d’emblée « complète », mais progressive; l’humain reste libre de sa réponse à l’égard de Dieu qui se révèle.
Le prophète biblique, le mystique, mais aussi plus largement toute personne peut faire une expérience de la Présence de Dieu qui se révèle au cœur de son être, de son intimité. Et cette expérience immédiate de Dieu peut contenir, de manière explicite ou implicite, un message de la part de Dieu. Or, cette révélation immédiate de Dieu est déjà médiatisée dans l’expérience qu’on en fait. Elle est d’emblée colorée par la personnalité de celle ou de celui qui la reçoit, par son histoire personnelle, sa sensibilité, sa culture, etc. Et si le message de cette révélation est transmis à d’autres personnes, d’autres médiations interviennent: la parole, l’écrit, des symboles, etc., tous a fortiori marqués par des contingences humaines. C’est en ce sens que l’on peut dire que la Bible est à la fois Parole de Dieu et parole humaine. L’Ecriture ne contient pas une révélation divine pure de tout élément humain, mais elle s’incarne dans l’épaisseur de la matière humaine, et peut/doit donc faire l’objet d’une interprétation.
Par ailleurs, pour le christianisme, la révélation de Dieu est progressive. Parce que l’humain qui la reçoit ne découvre que peu à peu la plénitude de la Divinité qui s’y dévoile. Dieu est le Tout-Autre, le Tout-Différent de l’humain, l’insaisissable, l’Indicible. Il faut donc du temps à l’humain pour percevoir, comprendre un tant soit peu, accueillir tout simplement Celui qui se révèle. Cette progressivité de la révélation et de l’expérience de Dieu se manifeste clairement à travers la Bible, où – en simplifiant à l’excès – on passe peu à peu de la foi en un Dieu « national », qui écrase les ennemis d’Israël, à la foi en un Dieu miséricordieux et amoureux de l’humain, de tout humain. Pour la foi chrétienne, cette révélation s’accomplit en Jésus-Christ qui, par ses paroles, ses actes, sa mort sur la Croix, dévoile un Dieu qui est Lui-même objet de haine et de violence, mais qui y répond en l’assumant et en donnant sa Paix.
Cet amour de Dieu libère l’humain de la violence et, (théo)logiquement, ne le contraint donc pas. L’humain ne peut répondre que librement à cet amour qui se manifeste et se donne. Il est libéré par l’amour et pour l’amour, mais il est donc également libre, consciemment ou non, de le refuser, de le détourner, de l’instrumentaliser à ses propres fins. Et c’est là que, en tant que croyants, nous sommes concernés chacune et chacun par la violence qui peut se manifester dans et à travers la religion.
Assumer notre humanité
Quelle est mon attitude spirituelle fondamentale à l’égard de Dieu? Dieu est-Il Celui que j’aime pour Lui-même ou mon faire-valoir? Est-ce que je m’efforce de vivre le commandement de l’amour de Dieu et du prochain, ou est-ce que je prends prétexte de ma foi pour imposer mes vues, mon jugement, mon pouvoir aux autres? Est-ce que ma prière consiste à me laisser transformer par Dieu à son image, ou à demander à Dieu de réaliser mes désirs? Mon expérience de Dieu peut être authentique, mais elle est aussi foncièrement marquée par mon expérience humaine, avec tout ce qu’elle comporte de lumineux et d’obscur. Ce constat de ce qu’est, au fond, notre condition humaine, ne doit pas être une cause de découragement, mais peut au contraire nous inciter à un lâcher-prise de notre humanité. Jésus a assumé cette condition humaine dans toute son épaisseur, pour la transfigurer de l’intérieur. Telle peut dès lors être notre attitude spirituelle fondamentale: accepter notre humanité avec toutes ses limites, et nous laisser transformer par l’Esprit de Dieu à l’image du Christ. Telle est notre religion.
Christophe HERINCKX
Photo: The_Crucifixion_MET_DT10248