Ces derniers jours, la question du port du voile agite à nouveau les sphères politique et médiatique. Que doit-on en penser? Pourra-t-on en sortir? Sur ce sujet sensible, nous avons pris le point de vue de deux observateurs. Leurs avis sont engagés mais nuancés.
Ils se connaissent depuis longtemps. Et chaque semaine, ils confrontent leurs points de vue dans la matinale de La Première. Toujours avec beaucoup de respect et de pertinence. Elle est chercheuse au CRISP (Centre de recherche et d’information socio-politiques), fine observatrice de notre scène politique, spécialiste des cultes et de la laïcité. Il est prêtre, vicaire général du diocèse de Liège, très attentif à faire entendre des voix chrétiennes dans l’espace public. Pendant 45 minutes, ils ont pris le temps de s’exprimer. Et de s’écouter.
Au fond, qu’est-ce que cette affaire nous dit de notre société?
Caroline Sägesser: Ce débat est influencé par ce qui se passe en France mais il y a aussi une spécificité propre à la Belgique francophone: le fait que le monde laïque soit demeuré très mobilisable. Ce monde n’a jamais obtenu la laïcisation de l’école. Il n’a jamais obtenu une loi telle celle de 1905 en France. Aujourd’hui, ce monde laïque a remplacé, comme point de focalisation, l’Eglise catholique par l’islam, qui est devenu très visible dans l’espace public.
Un simple changement de cible?
C.S.: Je ne parlerais pas de cible. Plutôt de point focal.
Eric de Beukelaer: Il me semble que ce débat met en évidence deux éléments qui ne sont pas directement liés à la question du port des signes convictionnels mais à la présence de l’islam dans notre société. D’une part, la question de la discrimination à l’emploi. Sans tomber dans la victimisation, il faut reconnaître qu’elle existe. L’autre élément: le voile comme signe de radicalisation. Là aussi, ce serait trop facile de dire que cela n’existe pas. Beaucoup de femmes portent le voile librement, mais certaines subissent des pressions! Toutes les religions ont tendance à se radicaliser en ces temps d’incertitude. Mais je crois que les théologiens musulmans sont très inquiets de voir se développer les progrès de la lecture historico-critique du Coran. Cette critique historique ne va pourtant pas s’arrêter. Au final, ces deux éléments – victimisation et radicalisation – parasitent un débat intellectuel qui peut être intéressant. Et puis, il y a aussi le rôle joué par certains partis…
Comment l’analysez-vous?
E.d.B.: Selon moi, ce dossier révèle la volonté de partis de prendre le leadership au sein de certaines communautés. De ce point de vue, ceux qui sont dans la nuance ou qui n’ont pas de position claire pourraient perdre des plumes. Je ne roule pour aucun parti, mais je ne trouve pas indigne qu’un parti comme le PS dise aujourd’hui: « Pour l’instant, nous ne savons pas. »
C.S.: Je suis tout de même frappée par la sincérité des émotions exprimées par les politiques. Au-delà, je me demande si les partis doivent s’exprimer sur le sujet: une façon de s’en sortir ne serait-elle pas d’organiser un débat parlementaire et de permettre à chaque député de s’exprimer en conscience?
Revenons au cœur de l’affaire: à titre personnel, seriez-vous dérangé d’être dans un bus de la STIB conduit par une femme voilée?
E.d.B.: Personnellement, non. Mais prenons un autre point de vue. Accepterait-on que je sois magistrat et que je conserve mon col romain? Je pense que non. Et si je devais conduire un bus? Je crois que je ne conserverais pas ce col romain. Un signe, il faut parfois pouvoir l’enlever. Quand on est dans un service public et qu’on exerce une fonction d’autorité ou de visibilité, je crois que cela doit être le cas.
C.S.: Avant tout, je ne suis pas convaincue par le fait qu’une fonction à la STIB relève de la fonction publique. La STIB est une ASBL de droit public, pas un parastatal, ni une administration communale. Après, je ne suis personnellement pas choquée par le port de signes convictionnels… ni par leur interdiction. Ce qui me choque, en revanche, c’est le manque de cohérence. Voyez les chauffeurs de la Stib dont la barbe atteste clairement de leurs convictions religieuses. Il y a là une discrimination genrée! Autre incohérence: on a récemment pu voir Ludivine Dedonder, ministre de la Défense et, donc, membre de l’exécutif, répondre aux parlementaires en portant un crucifix autour du cou. Et là, personne ou presque n’a protesté! Si elle avait couvert sa tête avec un bout de tissu, on aurait crié au scandale! N’y a-t-il pas là une certaine forme de catho-laïcité?
E.d.B.: Si on suit cette logique, on doit aussi supprimer le Te Deum. Ok, mais il n’empêche que c’est un moment fédérateur, et qu’il faudrait alors le remplacer par autre chose. Au final, ne faudrait-il pas un peu plus de bon sens et de souplesse. Dans les deux sens. Certains voiles ne me dérangent pas, mais quand j’en vois d’autres, je me demande ce que ça veut dire…
C.S.: Personnellement, je ne plaide pas pour la table rase mais pour la cohérence. Pour l’égalité aussi: si les catholiques bénéficient d’un jour de congé pour leurs fêtes, il faut être ouvert à ce que les autres puissent aussi en avoir. Au passage, remarquons que ce ne sont pas les musulmans qui plaident pour la suppression de la croix de Saint Nicolas, par exemple. Ne faisons pas de faux procès à l’islam.
Au final, comment en sortir? Qui doit trancher?
C.S.: Nous sommes un peu fatigués des polémiques à répétition. En même temps, il ne me semble pas nécessaire d’organiser un grand débat sur la laïcité de l’Etat. C’est à chaque Parlement, dans sa sphère de compétence, de fixer les règles. Et je crois qu’il y a de l’espace pour des compromis.
E.d.B.: Je suis assez favorable à ce que le monde politique se saisisse de la question, avec nuance et bon sens. Je crois que des critères peuvent être établis, susceptibles aussi d’être améliorés au fil du temps. Mais pour en arriver là, il faut que les forces politiques se parlent et s’écoutent.
Propos recueillis par Vincent DELCORPS
© CRISP – Caroline Sägesser