Notre futur sera-t-il fait de robots avocats, de juges automatisés? Les décisions de justice seront-elles encore rendues par un humain? Tant de questions auxquelles Raphaël Canvat, diplômé en droit, a tenté de répondre dans son mémoire.
Quand on imagine le futur de notre société, une des grandes interrogations porte souvent sur l’évolution des technologies. Vivra-t-on entourés de robots et de voitures volantes? Aura-t-on une maitrise sur ces outils ou finiront-ils par nous dominer comme dans plusieurs récits de science-fiction? Trop tôt pour le dire. Mais ce qui est sûr, c’est que la solution pour éviter ces écueils est d’encadrer ces technologies.
C’est notamment ce que conseille Raphaël Canvat, avocat au barreau de Namur. Dans le cadre de son mémoire défendu en 2020 à la faculté de droit et criminologie de l’UCLouvain, il s’est intéressé à l’usage de l’intelligence artificielle (IA) dans le milieu du droit. Lui qui a étudié la philosophie des sciences et la littérature à Namur mais aussi aux Etats-Unis, a opté pour une approche pluridisciplinaire. Bien loin d’un mémoire purement technique, il s’est intéressé aux enjeux éthiques que cette collaboration avec les avocats pose, sur fond de références tirées de la science-fiction, voire de l’Antiquité!
Lutter contre l’arriéré judiciaire
Evoquer l’IA dans le monde de la justice belge peut paraitre surprenant vu l’état déplorable de l’équipement de nos cours et tribunaux. En effet, la plupart des ordinateurs et programmes sont dépassés, certaines salles d’audience n’ayant même pas de wifi. Bref, les robots semblent bien loin. Toutefois, la réalité dans le secteur privé est bien différente. Certains cabinets privés, notamment bruxellois, investissent déjà dans l’IA. Des éditeurs d’ouvrages de droit se lancent également dans la création de logiciels adaptés au métier. Ces outils ont recours à une IA « faible » qui permet principalement d’automatiser des procédés comme la mise en page, l’écriture d’une conclusion ou de réaliser des recherches légales poussées pour lier une affaire à d’autres et ainsi construire une défense. Aux Etats-Unis, des systèmes de « natural language processing » vont bien plus loin et permettent à des systèmes de reconnaissance vocale de comprendre les discussions et de les utiliser, au point que leur efficacité est comparée à celle d’un stagiaire de première année.
Pour Raphaël Canvat, l’intelligence artificielle est une boite de Pandore. « Elle contient l’espoir d’une justice et d’un monde meilleur. » En effet, elle permet de faire gagner beaucoup de temps, d’argent et de productivité à l’avocat ou au juriste. Celui-ci peut ainsi se recentrer sur les parties essentielles de son métier, plus stimulantes intellectuellement. L’arriéré judiciaire, et ses délais extrêmement longs qu’on connait en Belgique, pourrait donc être réduit ce qui améliorerait incontestablement le fonctionnement général de la justice. La récolte des données permettrait également de constituer des statistiques sur les procédures qui aboutissent, ou non, et ainsi informer davantage le client sur les démarches efficaces.
Un modèle à encadrer
Mais ces aspects positifs sont doublés de limites inquiétantes. Un algorithme reproduit les aprioris de ses programmateurs ou des données partiales dont il dispose. Il pourrait donc opérer des discriminations sexistes, raciales ou autres dans les jugements qu’il réalise. De plus, comment une intelligence pourrait-elle travailler avec les nombreux concepts délibérément flous qui constituent la pratique du droit ? Elle paraît également inadaptée pour des cas dits « compliqués », qui n’ont pas de jurisprudence comme modèle sur lequel se baser ou pour lesquelles aucune solution toute faite n’existe.
Dans son mémoire, le Namurois s’inquiète de ce qu’il appelle une « common lawisation du droit ». Un algorithme développe sa connaissance par les décisions de justice rendues précédemment. Il propose un jugement à l’aide d’un calcul de probabilités en fonction d’affaires similaires. C’est donc la jurisprudence (ou « common law ») qui prime, comme dans le droit anglosaxon. Or notre droit européen est, lui, basé sur des codes et grands principes. « Le risque avec l’IA est donc de faire perdre au droit européen une de ses spécificités qui est de se baser sur la doctrine. » Nous basculerions alors vers un modèle guidé par le principe du précédent tel qu’en Amérique. Un système souvent plus efficace et rapide, mais aux paradigmes différents. Si en Belgique, une personne est considérée innocente jusqu’à sa condamnation, il n’en va pas de même aux Etats-Unis. Une personne arrêtée est considérée coupable jusqu’à avoir prouvé son innocence.
Raphaël Canvat est certain de l’utilité de ces technologies et des bienfaits incontestables pour la justice. Mais vu les dérives possibles, il estime nécessaire de les encadrer par des dispositifs contraignants et non simplement indicatifs. Il plaide notamment pour l’intégration de principes éthiques au sein du code source de l’IA, l’équivalent de son ADN. Ici encore, il faudra veiller à introduire des notions neutres car, comme il le souligne, « même les droits humains fondamentaux sont biaisés en étant eurocentrés, dans une logique post-coloniale« . La philosophie arrive à point nommé pour déterminer les valeurs fondamentales qui doivent y être insérées. En effet, l’intégration de machines à notre société nous pousse paradoxalement à réinterroger la nature humaine. Quels aspects fondamentaux souhaitons-nous préserver? Quels sont ceux que nous sommes prêts à déléguer à des intelligences algorithmiques? A coups sûrs, il faudra en débattre prochainement et ainsi s’assurer de garder la main sur nos alliés artificiels.
Sarah POUCET
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