Comment comprendre les récits évangéliques évoquant les apparitions du Christ après sa résurrection? Si les évangiles relatent un événement historique, ils le font à la manière d’un témoignage de foi. Quant à la dimension corporelle de la résurrection, il importe de bien la comprendre.
Au cours de l’octave pascale – les huit jours qui célèbrent la résurrection du Christ, du premier au deuxième dimanche de Pâques –, la plupart des lectures de l’Evangile, dans la liturgie, nous parlent des apparitions du Christ ressuscité à ses disciples. Comment comprendre ces récits? Au cours de l’histoire de l’Eglise, ils ont été interprétés de diverses manières, de la plus « réaliste » à la plus « symbolique », en passant par toutes les lectures intermédiaires possibles.
Autre question, intimement liée à la première: ces récits sont-ils historiques, ou doit-on les comprendre comme l’expression de la foi en la résurrection du Christ par les premiers chrétiens? La réponse à cette question difficile, qui occupe les exégètes depuis plus d’un siècle (au moins), se trouve sans doute à mi-chemin entre deux extrêmes. Si on entend ces récits d’apparition comme « historiques » au sens où ils décrivent exactement ce qui est survenu, on passe à côté de leur signification, et on ne comprend pas, dès lors, les différences entre les récits des évangiles. Si, à l’inverse, on comprend ces textes comme de pures inventions littéraires, le sens même de la résurrection comme événement risque de disparaître.
Un événement historique
La résurrection du Christ est un événement qui s’est produit dans l’histoire. Telle est la façon dont les disciples du Christ l’ont saisie, comme il ressort des évangiles qui la proclament. Au point de départ de la foi en la résurrection, il y a l’expérience d’un événement historique. Non pas l’expérience de la résurrection elle-même, à laquelle personne n’a assisté, et qui n’est pas décrite dans les évangiles. Mais l’expérience d’une manifestation du Christ ressuscité, manifestation qui, elle, est évoquée dans les quatre évangiles comme des apparitions. « Evoquée », et non pas décrite de manière précise, encore moins « scientifique ». Et comme tous les récits des évangiles – chaque évangile étant lui-même, pris dans son ensemble, un récit –, ceux des apparitions du Ressuscité ne sont pas neutres. Ils sont des témoignages de foi, c’est-à-dire des événements déjà interprétés à la lumière de la foi des premiers chrétiens. Ainsi en va-t-il, d’ailleurs, de tout récit historique, même au sens « scientifique » du terme, l’histoire n’étant pas une science exacte: il s’agit toujours d’un récit établi à partir de témoignages – certes soigneusement recueillis, recoupés et soumis à la critique – et interprétés par l’historien, jamais de faits rapportés de manière brute.
Une interprétation de foi
Bref, on ne saurait déduire du caractère « croyant » des évangiles, et du reste du Nouveau Testament, qu’ils n’ont aucun fondement historique. Mais il s’agit, encore une fois, d’une histoire interprétée à la lumière de la foi. Ainsi en va-t-il donc également des récits d’apparition de Jésus après sa résurrection. Avec cette particularité qu’ils se rapportent à quelque chose d’a priori raisonnablement impossible: le fait qu’un humain soit revenu à la vie après sa mort. La difficulté à croire en cette résurrection ne date pas d’hier. Saint Paul, déjà, suscita rires et incrédulité lorsqu’il parla de la résurrection aux Athéniens, devant l’Aréopage (Ac 17,16-34). C’est que, pour les Grecs anciens, la résurrection de la chair n’avait aucun sens, alors que pour eux, l’âme immortelle cherchait à se libérer du corps qui l’emprisonnait. A d’autres époques et en d’autres lieux, le merveilleux et le miracle faisant partie de la vision que l’on avait du monde, la résurrection du Christ n’apparaissait pas comme irréaliste.
Avec l’avènement du rationalisme à l’époque moderne, qui retient comme réel uniquement ce que « la science » peut démontrer, elle fut au contraire considérée comme relevant du mythe. La représentation moderne du monde ne manqua pas d’influencer en profondeur la foi chrétienne. Pour certains théologiens, si la résurrection s’est effectivement produite, il ne peut s’agir que d’un événement purement spirituel, au sens d’une reviviscence de l’esprit de Jésus en Dieu, donc sans dimension corporelle. Dès lors, l’expérience de la résurrection du Christ faite par les disciples est, elle aussi, comprise comme un événement seulement spirituel, comme une sorte d’illumination intérieure. Et par conséquent, les récits se rapportant aux apparitions de Jésus ressuscité sont interprétés dans un sens seulement symbolique.
Différences
Nous voici donc ramenés à la première question que nous évoquions: comment interpréter ces récits? Notons tout d’abord que les différents récits de ces apparitions/manifestations, dans les quatre évangiles, présentent à la fois des points communs et des différences. La manière dont la manifestation se déroule concrètement varie d’un récit à l’autre. Lorsque Jésus apparaît d’abord à des femmes, leur identité peut varier: il peut s’agir de plusieurs femmes, ou de la seule Marie de Magdala. Dans l’évangile de Luc, l’apparition aux onze apôtres est précédée de la manifestation de Jésus aux deux « disciples d’Emmaüs ». L’évangile de Marc ne « décrit » aucune apparition du Christ ressuscité, mais en mentionne plusieurs dans son dernier chapitre. On pourrait multiplier les exemples de ces différences, qui confirment que ces récits ne doivent pas être lus comme des descriptions exactes, mais qu’ils reposent sur des témoignages différents, à travers des sources différentes, orales ou écrites. C’est le cas dans le récit de n’importe quel événement historique: des éléments varient en fonction des sources et des témoins, mais on arrive à obtenir une vision historique cohérente de l’événement en recoupant ces sources.
Points communs
En ce sens, il y a également des éléments communs qui ressortent des différents récits des manifestations du Christ ressuscité. Dans plusieurs de ces récits, les disciples ne reconnaissent pas immédiatement Jésus. C’est le cas dans le récit de l’apparition aux disciples d’Emmaüs (Lc 24, 17-35), ou dans celui de la manifestation à Marie de Magdala, qui croit voir le « gardien du jardin » (Jn 20, 11-18), ou encore dans celui de la manifestation au lac de Tibériade (Jn 21,1-19). Autre point commun: dans l’évangile de Jean comme celui de Luc, Jésus apparaît soudainement: « Alors qu’ils parlaient, Jésus fut présent au milieu d’eux » (Lc 24,36); « alors que, par crainte des Juifs, les portes de la maison où se trouvaient les disciples étaient verrouillées, Jésus vint, il se tient au milieu d’eux » (Jn 20,19).
Un autre aspect frappant est la tonalité résolument réaliste des différents récits: les disciples voient, entendent, ou même touchent Jésus ressuscité. De ce point de vue, l’évangile de Luc est le plus saisissant: « Effrayés et remplis de crainte, ils pensaient voir un esprit. Et il leur dit: ‘Quel est ce trouble et pourquoi ces objections s’élèvent-elles dans vos cœurs? Regardez mes mains et mes pieds: c’est bien moi. Touchez-moi, regardez; un esprit n’a ni chair, ni os, comme vous voyez que j’en ai’. » (Lc 37-39). Quant à Marie de Magdala, Jésus ressuscité lui dit au contraire: « Ne me touche (ou: ne me retiens pas) pas! Car je ne suis pas encore monté vers mon Père. » (Jn 20,17).
« L’état » de ressuscité
Comment comprendre ce réalisme évangélique? Le message que ces différents récits veulent faire passer au lecteur comprend plusieurs dimensions – et c’est bien sûr ce message qui est essentiel, en particulier les propos attribués à Jésus lui-même (auxquels il faudrait consacrer un article à part entière…): il s’agit bien de ce même Jésus que les disciples ont connu, et qui est mort sur la croix quelques jours plus tôt, qui se manifeste à eux, dans son corps. Mais Jésus, y compris dans sa dimension corporelle, n’est plus tout à fait le même: il échappe désormais aux limites de l’espace et du temps, et il est comme en transition vers la gloire du Père. Et parfois, on ne le reconnaît pas immédiatement. Ces quelques aspects – qui ne comprennent aucune description de son corps ressuscité – suggèrent que Jésus vit désormais dans un autre « état », qui est celui de « ressuscité », et qui est identique à la vie pleinement accomplie en Dieu. Sa résurrection n’est donc pas une sorte de réanimation, un retour à sa vie antérieure.
Une telle compréhension de la résurrection est-elle raisonnablement, humainement plausible? A cette objection fondamentale, on peut suggérer cette réponse: si Dieu a suscité l’univers matériel dans lequel vivent des êtres spirituels, il n’est pas moins raisonnable de penser qu’une résurrection, comprise comme le commencement d’une nouvelle création et comme l’achèvement de la première, soit possible. En outre, la résurrection induit une vision de l’homme particulièrement équilibrée, où ses dimensions spirituelle et corporelle sont également assumées en Dieu, et ce pour l’éternité.
Christophe HERINCKX