Combien reste-t-il de Yazidis (Yézidis) en Irak? Cette minorité pratiquant une religion ancestrale, distincte du christianisme et de l’islam, est particulièrement persécutée depuis les assauts de l’Etat Islamique dans le nord de l’Irak. Leur salut est entre les mains de passeurs que le père Patrick Desbois a rencontrés.
Lors de son voyage historique en Irak, devant les autorités politiques et religieuses réunies à Bagdad, le pape François n’a pas manqué de dénoncer le sort de la minorité yazidie, prise pour cible par les membres de l’organisation Etat islamique (EI) à partir de 2014. Victimes de « barbaries insensées » pour reprendre les mots du pape, une partie des survivants actuels a été libérée par des passeurs, dont le père Patrick Desbois fait le portrait dans son dernier ouvrage.*
Comment vous êtes-vous intéressé à ces sujets? A la fois celui que vous abordez dans « la Shoah par balles » et celui que vous traitez dans « Les larmes du passeur »?
C’est venu lorsque j’ai vu ces civils grimper une montagne en 2015, toutes les télévisions disant qu’il s’agissait d’un génocide. En prenant le temps de prier, au bout d’un moment est venue la conviction qu’il fallait aller en Irak. Ensuite, les choses se sont nouées en Belgique. Par hasard ou providence, j’avais besoin d’aller chez un barbier. Celui chez qui je me suis rendu à Bruxelles était un Yazidi dont le papa travaillait dans des centres pour réfugiés yazidis. Maintenant, ce barbier travaille à plein temps pour nous. Avec lui et Costel Nastasi, qui était gardien de la paix à Molenbeek, nous avons formé une petite équipe. C’est comme cela que nous avons commencé nos enquêtes en Irak.
Comment avez-vous procédé sur place?
Sur place, nous entrons dans les camps de personnes déplacées – il y en a 18 en Irak. Nous filmons les femmes et les garçons qui ont été détenus par Daech depuis 2014. Les femmes ont été vendues et revendues, pour certaines plus de 25 fois. Ces femmes veulent témoigner de ce qui s’est passé, des grossesses forcées, des enfants qu’elles ont eus… Les garçons, eux, ont été placés dans des écoles islamiques. On a changé leur nom, leur prénom, leur religion, leur identité. Ils ont été transformés en combattants. Nous retraçons leurs itinéraires. Des centres spécialisés avec des psychologues, des éducateurs s’occupent d’eux maintenant. Certes, les parents les ont retrouvés, mais ces enfants ont bien changé. Nous accompagnons ainsi près de 300 Yazidis, enfants et femmes.
Qu’entendez-vous par l’accompagnement dans la durée?
Nous avons dix-huit salariés dans les centres. Les enfants dorment dans leurs familles et viennent tous les jours à 9h. Ils ont accès à l’école, ils peuvent surtout être écoutés et être accompagnés par le psychologue. Ils bénéficient d’une formation physique, mais aussi de cours de langues. Daech les a privés de toute formation et de l’accès à l’école pendant cinq ans. Il faut donc tout leur réapprendre: comment se comporter, comment être poli, comment respecter la loi… Mais aussi comment rétablir les relations garçons-filles, car chez Daech on leur a appris à ne plus se laisser approcher par une fille. Il faut aussi leur réapprendre leur langue car entretemps ils se sont mis à parler la langue de ceux qui les ont achetés. Certains parlent anglais parce qu’ils ont été achetés par des Américains de Daech, d’autres russe, etc.
Qu’avez-vous appris personnellement de cette enquête?
Nous avons appris que Daech ne recule devant rien, que Daech tue tous les gens qui ne sont pas comme eux. L’Etat islamique n’est pas mort aujourd’hui, il continue d’exister ici et là. Et surtout, il a lavé le cerveau de ses victimes en essayant de les transformer en tueurs. C’était la chose la plus inattendue.
Nous avons aussi appris la vie quotidienne des hommes et des femmes de Daech; il n’y en a pas un qui ne combatte pas. Quand ils reviennent en Europe, qu’ils soient Belges, Français ou Allemands et qu’ils disent qu’ils ne combattaient pas, ce n’est pas vrai. Ils ont tous participé aux affrontements, et ils ont tous acheté des esclaves sexuelles pour les épouser.
Pourquoi avoir titré ce livre « Les larmes du passeur »?
Tous les Yazidis qui sont sortis – les chrétiens aussi – ont été libérés par des passeurs. Les Yazidis ont tout de suite vu qu’ils seraient seuls. Des passeurs se sont donc levés. Ce ne sont pas des bénévoles ni des anges. Ce sont des personnes qui ont choisi de sauver d’autres gens, en se faisant payer. Tout yazidi qui vit aujourd’hui a été sauvé par des passeurs.
Je voulais révéler cette zone grise qui est là-bas très présente, et dont on ne parle jamais. Souvent les gens veulent soit des victimes, soit des assassins. Il y a pourtant un tas de gens qui ont choisi de servir la vie quand d’autres ont choisi de servir la mort.
Pouvez-vous nous parler du profil des personnes qui s’investissent pour sauver leurs contemporains?
Ce sont des profils très différents. J’en connais un qui était commerçant en Syrie; il connaissait tout le monde, les grossistes et les autres commerçants. A partir de là, il pouvait localiser facilement les Yazidis, entrer secrètement en contact, payer les intermédiaires et enlever les personnes pour les ramener à leur famille. Ce sont souvent des gens débrouillards et tout simples: des journalistes, des boulangers… Ils ont tout d’un coup utilisé leurs réseaux humains pour sauver des personnes. Ces gens n’étaient pas des passeurs au début. Mais quand ils ont compris qu’ils étaient seuls, ils ont décidé de se retrousser les manches. Ces gens ont pris beaucoup de risques, nombre d’entre eux ont été tués par Daech, fou furieux quand il perdait une esclave.
Quel est le déclic qui fait que l’on se met en mouvement pour essayer de sauver ses contemporains?
Nous n’en savons rien. Comme pour les gens qui ont sauvé des Juifs pendant la guerre, en Belgique ou en France, quand on leur demande pourquoi, ils répondent: « Il fallait le faire… » Ma grand-mère a caché des réfugiés pendant toute la guerre; je ne lui aurais jamais demandé pourquoi elle le faisait tellement ça me paraissait évident. Certaines personnes ont de la compassion et prennent des risques, pendant que d’autres dorment bien. C’est comme ça, l’humanité!
Le décalage entre les personnes sauvées et les milliers de personnes encore aux mains de Daech, n’est-ce pas un peu désespérant?
Ce n’est pas désespérant car la vie reprend. Quand nous arrivons sur place, nous voyons des visages récemment libérés. D’autres qui sont depuis un an dans ces centres. C’est comme de l’herbe qui pousse à travers le ciment. Curieusement, la vie reprend plus vite qu’on ne le croit.
Je suis très admiratif des femmes qui ont été vendues, et arrivent à refaire leur vie, envisager un travail. Parfois même elles se remarient. La vie est plus forte que la mort. La vie est tenace!
Comment avez-vous procédé pour chaque témoignage? Aviez-vous les moyens d’en vérifier l’exactitude ou d’enquêter sur certains faits?
Parfois, c’était difficile. Mais quand les filles ou les garçons ne sont pas seuls et que plusieurs personnes sont emprisonnées dans les mêmes lieux, nous croisons les témoignages pour voir s’ils corroborent. Nous posons aussi beaucoup de questions sur la topographie des lieux. Nous connaissons bien maintenant les quartiers là-bas. Nous pouvons demander par exemple s’il y a un bar internet. Si la personne connaît ces détails, c’est qu’elle y était vraiment. Si elle raconte « Je voyais la mosquée [avec le nom de cette mosquée] par ma fenêtre », nous lui demandons la couleur de cette mosquée. On a appris une méthodologie que nous développons depuis longtemps. On se réfère à des petits détails dont la personne se souvient.
Les personnes qui témoignent dans votre livre cherchent-elles une reconnaissance?
Non, ce livre s’inspire surtout de leurs carnets de bord. Certains passeurs n’ont d’ailleurs pas accepté de nous rencontrer directement car ils veulent rester discrets. Mais ils nous ont confié leurs carnets de bord. Ils savent qu’on a écrit sur eux.
Je voulais rendre hommage au fait que dans tous les génocides, il y a des passeurs. Ce sont des gens qui prennent quand même des risques énormes. Ce ne sont pas des anges ni des saints, ce sont des gens qui servent la vie.
Est-ce que cette « nuit de Daech » est toujours d’actualité?
Oui, nous continuons à sauver des gens, à faire en sorte qu’ils soient accueillis dans ces structures. Malheureusement, nous savons que Daech attire toujours des jeunes et qu’il est présent, sous d’autres noms, au Mali, au Niger, au Burkina Faso, au Nigeria, en Libye, en Afghanistan. Daech a certes perdu beaucoup de territoires mais il continue d’appâter des jeunes. Mais plus effrayant encore, c’est le nombre de jeunes qui a quitté des pays comme la France, la Belgique, l’Allemagne, les Etats-Unis, l’Australie ou même la Chine, pour s’enrôler dans ces unités de tueurs. Etre tueur au nom de Dieu, malheureusement, séduit toujours beaucoup de monde. Il faut qu’on arrête de dormir tranquille. Il n’y a pas que l’épidémie du Covid-19. L’épidémie du massacre de masse est toujours vivante. Les Belges comme les Français en ont payé lourdement le prix.
Comment gardez-vous l’espoir en l’humanité après ce travail?
C’est un combat de tous les jours. Les forces noires du mal sont terribles, elles séduisent beaucoup de gens. Il y a toutefois des puits de lumière. Parfois, on marche dans la nuit, d’un puits de lumière à un autre. Les gens que nous avons trouvés là-bas en Irak sont formidables de générosité, de dévouement. Nous avons réussi à payer des opérations chirurgicales pour de nombreux enfants qui sortent de l’emprisonnement avec de graves blessures.
J’essaie de ne pas rester concentré sur l’horreur, un peu comme Noé quand l’eau monte. A certains moments, il faut savoir traverser sans regarder dehors, sinon on s’affole. Il faut tenir son objectif qui est, pour nous, de sauver ceux que nous pouvons sauver.
En quoi ce travail de recherche entre-t-il dans votre mission de chrétien, mais surtout de prêtre?
Au début de la Bible, Caïn tue Abel. Dieu lui demande « Qu’as-tu fait de ton frère? » Caïn répond: « Suis-je le gardien de mon frère? » Dieu dit alors: « N’entends-tu pas que le sang d’Abel monte de la terre jusqu’au ciel? » Le Christ lui-même était très sensible au sang d’Abel; il ne faut pas oublier qu’il y a eu le massacre des innocents à sa naissance.
J’ai toujours été très marqué par ce texte de Benoît XVI qui s’appelle « le Dieu du Samedi saint » où Dieu descend aux enfers. Malheureusement, à certains moments, nous devons descendre aux enfers quand les gens y sont pour les en sortir. C’est ce qui se passe quand nous allons là-bas.
Dans l’épilogue du livre, vous donnez des nouvelles des personnes qui ont été libérées. Parviennent-elles à reconstruire leur vie? Ou sont-elles définitivement marquées par ce qu’elles ont vécu pendant ces mois et ces années?
Elles sont certes marquées, mais une majorité arrive à refaire sa vie. Ces gens se marient, suivent des cours, ouvrent des petits magasins. Nous apprenons aux femmes à coudre avec des machines à coudre, elles sont contentes de retrouver une petite autonomie. Elles parlent entre elles, y compris de leurs malheurs. Certaines ne s’en sortent pas et se suicident. Il y aussi des femmes qui repartent chez Daech en Syrie parce qu’elles ont eu des enfants et veulent les retrouver. On est dans le drame de la vie humaine. Mais la majorité s’en sort. C’est pour cela que notre association tient et continue à s’engager. Personne ne pourra dire « On ne savait pas », mais on ne pourra pas dire non plus « On ne savait pas qu’il y avait des survivants sur le côté de la route. »
Recueilli par Anne-Françoise de BEAUDRAP
* »Les larmes du passeur », éditions du Rocher, 2020, 196 pages
photo: © Emmanuelle FOUSSAT