Né dans le Borinage, un enfant mal-aimé a construit sa vie en se tournant vers d’autres jeunes pour les guider. Un livre rend hommage à Philippe Barbier, militant à ATD Quart monde.
Il y a des vies à côté desquelles nous pourrions passer. Philippe Barbier faisait partie de ces personnes. A part ceux qui l’ont côtoyé, qui sont pourtant nombreux en différents pays, peu de gens, finalement, le connaissaient. Heureusement, un livre écrit de ses mains et mis en forme après sa mort par sa veuve Françoise permet à ceux qui n’ont jamais rencontré cet homme de se faire une idée de son parcours de vie.
La route tracée par Philippe Barbier commence en 1959 dans le Borinage. Né dans une famille très soudée, il doit s’en éloigner temporairement pour des raisons de santé. Au retour du sanatorium, ni le papa, ni la maman, ni les autres enfants ne lui laissent de place, et encore moins de tendresse ou d’affection. « Il y avait une vie qui se déroulait à côté de moi », raconte-t-il dans son livre autobiographique, une vie quotidienne et familiale dont il « était complètement écarté et exclu« .
La suite de son enfance est rythmée par les placements en foyers, en lieux d’accueil puis en institution pour la jeunesse. Dans ces différents lieux de vie, le jeune Philippe a subi de nombreuses punitions et brimades souvent dans des conditions injustes. Il écrit encore dans L’art de rien: « Je n’avais qu’un objectif, celui d’avancer tranquillement. […] mon bien-être était directement lié à celui des autres et dépendant de l’attitude de chacun des membres du groupe, mais aussi des éducateurs. »
Les forces contraires
Avec le recul, il paraît étonnant que cet enfant brimé ait pu développer des compétences et un caractère ouvert aux autres après avoir subi autant de sanctions injustifiées. Marie-Hélène Dacos-Burgues qui connaissait assez bien Philippe Barbier pour signer la préface de son ouvrage, prend la comparaison d’un travail manuel sur un vase en cuivre: « Tout le long de sa fabrication, un artisan frappait de l’extérieur pendant qu’un autre frappait de l’intérieur. Celui qui travaillait de l’extérieur voulait écraser le métal comme pour l’empêcher de prendre de l’expansion, alors que celui qui tapait de l’intérieur voulait tout ouvrir, agrandir, former un grand vase. » Comment Philippe Barbier a dès lors pu résister dans ces situations de violence connues dans l’enfance? Sa veuve Françoise reconnaît: « Il a développé une acuité de l’écoute et de l’observation qui lui permettait de capter toutes les opportunités. »
Arrivé à l’âge adulte, Philippe Barbier fait le choix de travailler comme éducateur là où il avait séjourné quelques mois plus tôt comme adolescent « difficile ». Sans diplôme spécifique, il était en fait « reconnu et accepté » pour son « expérience de vie ». D’emblée, il base son travail sur la confiance avec les jeunes. « Je défendais l’idée d’établir les règles de vie en concertation avec les pensionnaires: ils respecteraient mieux les règles qu’ils auraient contribué à mettre en place« , raconte-t-il par exemple dans son livre-témoignage. C’est là qu’il s’est rendu compte qu’il pouvait, à sa mesure, lutter contre les injustices en essayant de changer le monde. Philippe Barbier prend alors contact avec des dizaines d’associations pour leur proposer ses services. ATD Quart monde lui répondra favorablement.
Rencontre avec le Père Wresinski
Françoise raconte aujourd’hui ce qui a marqué son mari lors de ce contact avec Joseph Wresinski, le fondateur du mouvement: « C’était quelqu’un qui a lui-même connu l’extrême pauvreté. Quand il a rencontré Phil, il s’est présenté comme un homme qui rencontre un autre homme, pas comme un prêtre. »
Son engagement au sein du mouvement ATD Quart monde a amené Philippe Barbier à voyager sur plusieurs continents. Avec sa femme Françoise, puis les enfants, ils ont vécu successivement en Belgique, en France, en Irlande, au Québec, sur l’île de la Réunion… Un goût du déplacement qui était sans doute plus facile pour lui que pour elle: « Très jeune, Phil a été déplacé sans arrêt. Il a développé une force d’âme, une capacité d’adaptation. » En chaque lieu, Philippe Barbier mettait en pratique ce qu’il appelait la pédagogie de la réciprocité telle que la définit Françoise: « En toute personne, il y a quelque chose à révéler. Même là où tu n’attends rien, un trésor peut apparaître. » C’est d’ailleurs le fil conducteur de la vie de l’auteur, qui a inspiré le titre de son autobiographie, L’art de rien. Françoise raconte: « Lui qui ne comptait pour rien quand il était petit, est devenu quelqu’un. C’est une forme d’espoir pour les humiliés d’aujourd’hui. »
Deuxième et troisième naissance
Sa pédagogie, Philippe Barbier l’a aussi développée avec ses enfants. En dépit de sa mauvaise expérience de la famille étant jeune, il a eu le courage de fonder un couple et de devenir père. Sa femme raconte: « Il n’avait pas de réel modèle parental. Il développait son rôle de père à l’instinct au jour le jour. » Vis-à-vis de ses trois filles, il a montré une belle capacité à leur transmettre sa confiance. « Dans ses fonctions d’éducateur autant que celle de papa, Phil disait: ‘Tu es acteur de ta vie’. En cela, il laissait le jeune faire ses propres erreurs. Pour lui, ‘Tu peux tomber 100 fois, cela signifie que tu t’es relevé au moins 99 fois’. » Cette famille représente la deuxième naissance de Philippe Barbier, une vingtaine d’années après sa venue au monde.
La sortie de son livre autobiographique, L’art de rien, peut alors être qualifiée de troisième naissance, même si c’est après le décès de l’auteur. Ce livre poursuit l’élan de vie de cet homme qui ne voulait pas se laisser enfermer dans la pitié. « Je ne voulais surtout pas être réduit au fait d’avoir subi la maltraitance et le placement« , écrit Philippe Barbier en conclusion. « C’était au contraire à travers les capacités que j’avais développées dans mon expérience de vie que je voulais être reconnu. » C’était la force de cet homme de 59 ans d’arriver à construire une belle vie chaleureuse, sur les ruines de son enfance.
Anne-Françoise de BEAUDRAP
Philippe Barbier, « L’art de rien. Sur le fil de ma vie », éditions Quart monde, 158 pages.
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