Une exposition passionnante se penche sur le rôle des marchands et la place du marché artistique en Belgique. Forte de ses industries florissantes, la jeune nation fut, en effet, une terre propice aux artistes durant la seconde moitié du XIXe siècle.
Pour vivre de leur art, les artistes doivent vendre leurs tableaux, comme d’autres mettent en vente leur production. Loin d’une image éthérée ou déconnectée de la réalité, ceux-ci subissent les contraintes de leur époque. Certains s’en jouent et les contournent, d’autres s’y opposent résolument. Lors des expositions, mises en valeur codifiée des œuvres, l’accrochage des tableaux s’avère ainsi crucial. Coûte que coûte, il s’agit de saisir le regard du visiteur, potentiel acheteur. Sur les murs, les tableaux se succèdent dans une juxtaposition effrénée, difficilement compréhensible à l’heure où l’espace et l’aération tendent à s’imposer dans la présentation des œuvres contemporaines, friandes de vide. Les artistes n’hésitent pas à recourir à des tactiques de persuasion pour magnifier et « optimiser » leur travail, tout comme ils privilégient les sujets en vogue. Ainsi, les paysages et les scènes ordinaires sont-ils davantage prisés et reproduits à l’infini, avant d’arriver aux « petites dames » dans des intérieurs bourgeois, chères à Alfred Stevens (1823-1906).
Une reconnaissance calculée
La notoriété des acheteurs joue un rôle considérable dans la valeur estimée d’un artiste. Ainsi en est-il des acquisitions royales ou gouvernementales, censées soutenir la production artistique. Elles renforcent la cotation obtenue par les élus. De même, les récompenses obtenues, ces fameuses médailles, tirent vers le haut la valeur marchande des lauréats. Lieux d’exposition par excellence, les Salons triennaux tiennent le haut du pavé, prenant leurs quartiers en alternance à Bruxelles, à Gand et à Anvers. Progressivement, des expositions provinciales de qualité vont se mettre en place, pendant que les marchands d’art vont faire leur entrée en scène et se placer entre les amateurs et les artistes.
Le rôle des intermédiaires
Les galeries et les salles de vente publiques s’ouvrent et attirent une clientèle désireuse d’exclusivité. « Bien que la relation des artistes avec les marchands soit complexe en raison du profit, parfois important, établi sur leurs œuvres et de la demande d’adaptation esthétique aux goûts des collectionneurs, de nombreux artistes les sollicitent », observe Emilie Berger, adjointe à la conservation au musée Félicien Rops. Pour se distinguer de leur emprise, des artistes se regroupent en associations dissidentes et invitent le public directement dans leurs ateliers. Les commandes se personnalisent davantage, avec des portraits ou les intérieurs cossus des nouveaux mécènes. Les acheteurs aiment à s’identifier avec les sujets représentés. « Tout au long du XIXe et au début du XXe siècle, la collection et l’étude des peintures des maîtres anciens étaient considérées comme des activités essentiellement masculines associées au goût universel et à l’identité nationale. L’art contemporain, en revanche, était plutôt perçu comme un moyen d’expression des préférences personnelles et associé à la sphère privée et au domaine féminin de la décoration d’intérieur. A partir des années 1880, les femmes amatrices d’art sont devenues de plus en plus visibles dans la sphère culturelle. Leur influence sur la vie artistique n’a cessé de croître et beaucoup d’entre elles ont joué un rôle majeur dans la promotion de l’avant-garde », souligne Ulrike Müller, docteure en histoire de l’art. Parmi ces collectionneuses d’exception, citons la peintre Anna Boch (1848-1936) et l’écrivaine Emma Lambotte (1876-1963), dont le nom reste étroitement lié à James Ensor.
L’exposition « Adjugé! » et son catalogue présentent un état de la recherche passionnant et envisagent de nombreux thèmes encore à développer. Bousculée par les aléas de la pandémie, l’exposition namuroise a été heureusement prolongée jusqu’au 18 avril.
Angélique TASIAUX
« Adjugé! Les artistes & le marché de l’art – 1850-1900 – en Belgique », au musée Félicien Rops à Namur. Infos
Illustration: Jean-Baptiste Madou, « L’amateur d’art » ou « Chez le marchand de tableaux » (c) Hugo Maertens CCO