La question du pardon nous concerne toutes et tous, d’une façon ou d’une autre. Parce que nous faisons du mal aux autres, volontairement ou non, et parce que nous souffrons du mal que les autres nous font subir. L’Evangile nous appelle à pardonner, mais est-ce possible? Et jusqu’à quelle limite?
Si nous sommes chrétiens – et même, peut-être, si nous ne le sommes pas –, nous connaissons sans doute la réponse que Jésus fait à Pierre, dans l’évangile de Matthieu, lorsque celui-ci lui demande: « Seigneur, quand mon frère commettra une faute à mon égard, combien de fois lui pardonnerai-je? Jusqu’à sept fois? » Et Jésus de lui répondre: « Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à septante fois sept fois ». (Mt. 18, 21-22).
Jésus explicite ensuite son propos, comme il le fait souvent, par une parabole. En l’occurrence, celle dite du « débiteur sans pitié ». Nous pouvons la résumer ainsi: un serviteur doit une forte somme d’argent à son maître, mais ne peut le rembourser. « Pris de pitié », le maître lui remet alors sa dette, purement et simplement. Mais après cela, le même serviteur refuse, à son tour, de remettre une dette bien moins importante à l’un de ses compagnons, et le fait jeter en prison jusqu’à ce qu’il rembourse l’intégralité de sa dette. La pitié du maître se change alors en colère, et, à son tour, il fait arrêter son serviteur. La conclusion de la parabole est alors la suivante: « C’est ainsi que mon Père céleste vous traitera, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère du fond du cœur » (Mt. 18, 35).
On pense évidemment aussi à cette phrase du « Notre Père », la prière chrétienne par excellence, qui demande à Dieu: « Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. »
Un pardon sans limite?
Comment comprendre ces paroles de l’Evangile? Et surtout, comment les vivre? Lorsque Pierre demande à Jésus s’il doit pardonner jusqu’à sept fois, il est conscient qu’il s’agit du nombre biblique de la perfection, de l’accomplissement. Autrement dit, pardonner sept fois à une personne qui nous a causé du tort apparaît comme une limite qu’on ne saurait, humainement, dépasser. Pardonner jusqu’à sept fois signifierait aller jusqu’au bout de ce qui est possible en termes de pardon, un pardon parfait en quelque sorte. Au-delà de cette limite, personne, pas même Dieu, ne pourrait légitimement nous demander d’en faire plus… Ce genre de limite, nous l’éprouvons toutes et tous: « Je veux bien lui pardonner pour cette fois (sept fois?…) et lui donner une seconde chance, mais pas davantage… ».
Pourtant, la réponse de Jésus à Pierre dit tout autre chose: « non pas sept fois, mais septante fois sept fois ». Jésus indique ainsi qu’il faut pouvoir pardonner au-delà de toute mesure raisonnable, sans limite, au-delà de ce qui semble humainement possible. Mais, si un tel pardon est impossible à l’homme, à Dieu il est possible. Dieu, d’ailleurs, nous pardonne de cette manière impossible: toujours à nouveau, lorsqu’on le Lui demande de tout notre cœur. Et ce pardon impossible qu’il offre à l’humanité est la marque de la toute-puissance, de la divinité de Dieu. Le pardon divin est sans limite, parce que l’amour de Dieu est sans limite.
A travers la parabole évoquée, Jésus nous invite à être à l’égard de l’autre, notre « frère » comme l’appelle Pierre, comme Dieu est lui-même à l’égard de ses enfants. On peut rappeler, à ce propos, cet autre passage de l’évangile de Matthieu: « Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent, afin que vous soyez fils de votre Père qui est dans les cieux; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes » (Mt. 5, 44-45).
Nous sommes donc appelés à être comme Dieu. Certes, nous ne sommes pas Dieu. Si Dieu est amour et miséricorde infinis pour chacune et chacun d’entre nous, notre capacité d’aimer et de pardonner est, quant à elle, encore une fois essentiellement limitée, comme l’est notre condition humaine comme telle. Dieu nous demanderait-il dès lors quelque chose d’impossible? Une autre question qui peut nous habiter est celle-ci: n’y a-t-il pas, dans ce monde, des choses réellement impardonnables? Si je peux encore imaginer pardonner le mal que l’on m’a fait volontairement, comment puis-je ne fût-ce qu’envisager de pardonner à celui qui a assassiné un de mes proches?…
Justice et pardon
Si l’on veut donner un début de réponse à une question aussi difficile, complexe, essentielle, il faut peut-être commencer par distinguer le pardon et la justice. Le fait de pouvoir, éventuellement, pardonner, n’empêche pas que la justice soit indispensable à toute vie en société. Au contraire, le pardon présuppose nécessairement la justice. On ne pourra pardonner que si, d’une façon ou d’une autre, notre droit à la justice a été rencontré. Ce besoin de justice n’est pas opposé au pardon. Ce qui est le contraire du pardon, c’est la vengeance.
Lorsque l’on me cause un tort, j’ai le droit de demander justice. Dans un Etat de droit, cette demande passera nécessairement par un tiers, un juge extérieur aux parties, éventuellement un jury populaire, qui n’est pas lui-même impliqué dans le litige. Ce pour garantir, autant que possible, l’équité de la décision de justice. Cependant, tout comme l’être humain est par définition limité, faillible et imparfait, la justice humaine l’est tout autant. Du coup, elle ne satisfait pour ainsi dire jamais les victimes, pas plus que les coupables d’ailleurs. La réparation, la punition, quelle qu’elle soit, ne pourra, dans certains cas, réparer le tort qui a été fait. C’est là que l’être humain, limité par essence, manifeste qu’il tend vers quelque chose qui va plus loin qu’une simple justice de rétribution.
Certains se tourneront alors vers la vengeance pour tenter d’assouvir leur insatisfaction, leur colère, leur révolte, leur soif inextinguible de justice. Mais la vengeance n’étant pas la justice, la personne lésée n’y trouvera pas la réparation qu’elle cherche, ni la paix. Elle restera, au contraire, enfermée dans une logique de mort qui finit par se nourrir d’elle-même. Car le mal, en lui-même, ne peut être vraiment réparé. Il peut par contre être dépassé. Non pas facilement, mais souvent au terme d’un long chemin qui nous fait grandir en humanité. Ce chemin de dépassement du mal que l’on a subi ou que l‘on a fait subir, c’est celui du pardon, demandé par le bourreau et donné par la victime.
Tout comme le pardon présuppose la justice, la justice fait appel au pardon qui, seul, pourra mettre le mal en échec. En le dépassant, et en permettant au bien, à la vie tout simplement, de reprendre le dessus.
Le pardon, un chemin spirituel
Si Dieu avait vraiment voulu obtenir justice de la part de l’humanité, en raison de ses fautes, s’il avait voulu nous faire rembourser notre dette envers lui et les autres jusqu’au bout, il n’aurait eu qu’une seule option: nous retirer la vie, et nous laisser tomber dans le néant. Car, quelle est la dette que nous devons au Maître, et dont parle la parabole, si ce n’est notre propre vie, reçue de Lui, mais « détournée », littéralement « désorientée » par nous au profit de notre convoitise? Cependant, Dieu lui-même, renonçant à toute vengeance, a voulu accomplir sa justice à notre égard en nous pardonnant. Gratuitement, par pur amour, ouvrant ainsi la possibilité d’une nouvelle vie pour les débiteurs que nous sommes. Une vie sans le poids de la dette, celle du mal que nous avons fait, du péché que nous avons commis, et aussi de la culpabilité qui nous entrave.
Car c’est ce qui se passe lorsque nous pardonnons à celui qui nous a, parfois gravement, causé du tort: nous effaçons le mal qui a été fait, et nous permettons à l’autre de vivre à nouveau, tout comme à nous-même. Le fruit de ce pardon donné, ou reçu, c’est la paix, c’est un supplément de dignité et d’humanité. Effacer le mal ne veut pas dire l’oublier, mais le dépasser.
Posons la question encore une fois: un tel pardon peut-il toujours être donné? Ou reçu, car il est, parfois, tout aussi difficile de demander et de recevoir le pardon que de le donner? Le pardon est sans doute l’une de choses les plus difficiles à accomplir humainement. Mais, comme pour tout ce que Dieu nous propose de faire à la suite de Jésus, il s’agit d’un cheminement, qui peut prendre du temps, et qui peut passer par de multiples étapes. Tout comme notre vie spirituelle elle-même. Une première étape vers le pardon peut parfois être, simplement, de renoncer à la vengeance. Ensuite, d’avoir la volonté d’arriver à pardonner. Et si c’est encore trop, de demander à Dieu la volonté de… pardonner. En définitive, le pardon est un… don à accueillir de la part de Dieu, à l’instar de la vie, de son amour. Pour nous-mêmes, mais aussi pour les autres. « De tout notre cœur », comme le dit la parabole…
Christophe HERINCKX