
Michaël Privot: »Le problème des musulmans aujourd’hui, c’est leur prétention de croire que leur regard est neutre » (DR)
L’assassinat en France d’un professeur, pour avoir illustré un cours d’enseignement moral et civique avec des caricatures du prophète Muhammad*, a sidéré l’opinion. Y compris l’islamologue et théologien Michaël Privot. Il nous éclaire sur une une communauté musulmane qui ne parvient pas toujours à développer un regard critique sur elle-même.
Michaël Privot a longuement cheminé pour trouver la religion qui lui correspondait le mieux. Au bout du compte, il s’est converti à l’islam, mais en gardant toute sa liberté de penser en être humain responsable. A l’Université de Liège, il travaille notamment sur les questions liées à la radicalisation violente religieusement motivée.
Vous êtes Belge et êtes devenu musulman à vingt ans. Qu’est-ce qui vous a attiré dans l’islam?
En fait, je ne suis pas issu d’un milieu athée militant mais je n’ai pas non plus connu de pratique religieuse. Baptisé plutôt par tradition, mes parents m’ont fait découvrir différentes religions car ils se questionnaient et étaient très ouverts. Mon cheminement personnel a commencé vers quinze ans avec le bouddhisme. Mais cet univers était trop éloigné de moi et du monde dans lequel je vis. Vers dix-huit ans, j’ai voulu resserrer la focale sur les trois religions du Livre: le christianisme, le judaïsme et l’islam. J’ai rencontré le prêtre qui m’a baptisé, j’ai été à la synagogue avec le rabbin puis j’ai commencé des études en orientalisme. Un musulman m’a dit un jour: « Ta question n’est pas si tu veux devenir musulman, mais si tu veux devenir croyant. Après, tu choisis ton chemin et il n’y en a pas de mauvais. »
Pourquoi l’islam?
C’était la religion sur laquelle j’avais le moins de préjugés et où je trouvais une liberté, fondamentale pour moi. Il n’y a pas de clergé. Je n’avais aucune pratique spécifique à l’époque. Je cheminais vers Dieu et je découvrais l’islam de manière très philosophique et spirituelle, imprégnée de soufisme. J’ai fait ma conversion tout seul, dans ma chambre, car il s’agissait d’une relation entre Dieu et moi.
Vous êtes un musulman occidental!
Pendant mes études, j’ai pris tous les cours sur le christianisme pour l’approcher de façon distanciée et académique. Cela m’a permis de sortir de la vision anticléricale primaire dans laquelle j’avais baigné. J’ai découvert dans les Evangiles une force, un souffle qui m’ont vraiment impressionnés. Cela m’a intimement convaincu que tous les chemins se valent: aucun n’est vérité, tous sont vérité. Cela a beaucoup influencé ma lecture de l’islam par la suite.
Et vous soutenez un islam éclairé…
Je suis à l’aise dans la voie islam mais la pratique de certains de mes coreligionnaires et certains de leurs discours me posent souvent problème. Je les dénonce à partir de ma compréhension métaphysique, rationnelle, du Coran, de la justice de Dieu.
A l’instar de la culture occidentale qui a développé un regard critique sur soi, l’islam doit se l’appliquer à lui-même. Cela lui permettra d’avancer. Mais l’esprit critique est anesthésié dans l’islam transmis de manière ultra majoritaire. Aussi, j’essaie d’utiliser les outils les plus pertinents pour responsabiliser à nouveau les croyants.
Comme le christianisme, chaque siècle a apporté ses couches et ses relectures au message vécu et porté par l’islam. Il y a cette impression – fausse – que Muhammad a fourni une religion « clé sur porte ». J’essaie de montrer les enchaînements, qui a dit quoi et, en tant qu’islamologue, de retrouver Muhammad dans son environnement; comme on l’a fait avec Jésus.
Jésus et Muhammad ont transmis des valeurs universelles dans un milieu très peu universel. La question est de retrouver ces valeurs et de voir comment les articuler dans le monde d’aujourd’hui. Par exemple, la justice de Dieu aujourd’hui, c’est l’égalité homme-femme, l’égalité pour tous, les formes complexes de familles, les mariages gays…. Et cela va encore évoluer. Dans quelques décennies, il faudra réinventer notre lecture de l’égalité. Tout cela est totalement dynamique. Mais il est fondamental d’assumer son ancrage. La religion est donc à réinventer et les paroles à réactualiser selon le contexte. Toute une frange de musulmans et musulmanes n’en peut plus de ces discours traditionalistes.
Est-ce que chacun regarde par sa lorgnette?
C’est toujours un regard personnel que l’on porte et qui fait parler un texte. Cela, il faut l’assumer. Le problème d’un nombre non négligeable de musulmans aujourd’hui, c’est leur prétention de croire que leur regard est neutre. Avec d’autres musulmans, j’essaie d’objectiver le filtre pour le rendre visible et apprendre à parler en « je ». Cela permet de ne pas prétendre à la vérité, et de ne pas se substituer à Dieu. Ainsi, pour moi, si une personne a un regard conservateur et assume sa vision, je n’ai aucun problème avec cela car il y a une diversité d’opinions.
Pour rebondir sur le problème des caricatures. Elles font parfois parler Dieu!
Oui, mais ce n’est pas cela qui choque le plus de nombreux musulmans. C’est très paradoxal: on peut caricaturer Dieu mais pas le prophète qui, lui, est intouchable. Pourtant le Coran – qui est la première biographie de Muhammad – présente une communication positive: si tu m’insultes, je te réponds par la paix.
L’interdiction de la représentation picturale a été progressive et plus tardive. De même, l’idée que, pour être un vrai musulman, il faut absolument aimer le prophète plus que tout, y compris ses parents. Les musulmans pratiquent leur religion par le biais de tous les textes de la sourate qui relatent les propos attribués à Muhammad. Cela donne l’idée qu’il a vécu l’islam de la meilleure façon et qu’il n’y a donc aucune actualisation à faire. Du coup tout est extrêmement codifié.
Avec le risque de diaboliser d’autres façons de penser ou de vivre sa foi?
Absolument! L’amour – si on peut appeler cela ainsi – pour le prophète est injecté à tellement haute dose qu’une majorité de musulmans est devenue hyper sensible dès qu’on touche au prophète. Dès lors, tout dessin lié à lui devient une insulte à Muhammad. On ne supporte pas la critique ni la remise en question.
On a l’impression que c’est l’idée dominante chez les musulmans…
Le problème, c’est qu’on n’a pas fait de sondage pour savoir où se situent les musulmans. Beaucoup sont choqués par les caricatures mais peuvent vivre avec. Cependant, si on interdisait le blasphème, cela ne les dérangerait pas. Une partie des musulmans s’en fout. Pour eux, cela ne change rien à leurs conceptions. Enfin, une autre partie trouve cela inacceptable et tout à fait justifié d’avoir des châtiments. Ces jours-ci, j’ai vu sur une page Facebook plus de 6.000 « like » pour l’acte du Tchétchène qui a tué l’enseignant Samuel Paty. A noter que je ne suis pas sûr que ce soit seulement une audience arabophone du sud de la Méditerranée.
En fait, là se mêle la politique identitaire et victimaire. Et certains imams alimentent ce ressentiment. Théologiquement, c’est une grave erreur. Or, ce ne sont pas des gens avec une réflexion théologique qui attaquent mais des gens qui réagissent avec leurs tripes.
Quelle influence a un imam?
C’est très complexe car très paradoxal. Dans le monde musulman en général c’est une personne de très faible importance, qui a étudié dans une école de charia à défaut de pouvoir faire autre chose, à de rares exceptions près. Dans tous les pays de la Méditerranée, c’est un métier déconsidéré mais il y a une fascination pour ces gens qui deviennent des professionnels de la parole. On se tourne vers eux pour tous les actes du quotidien: « Puis je prier dehors quand il pleut? Est-ce que je peux mettre du rouge à lèvres pendant le Ramadan? Dire bonjour à mon voisin… » Si la réponse satisfait, le musulman ou la musulmane l’appliquera, sinon ils consulteront d’autres imams ou, pire, sur Internet, des bases de données de fatwa (opinion juridique). Et ils choisiront ce qui leur convient le mieux. Comme il n’y a pas de magistère unifié, c’est comme un grand marché de la fatwa. Il y a à boire et à manger. Le problème c’est que certains sites sont très conservateurs et largement financés par les états du Golfe.
Est-ce un problème politique?
Cela fait des siècles qu’il y a une utilisation politique de la religion, pour justifier le pouvoir. Tout comme le christianisme, l’islam est devenu un facteur unifiant d’un empire qui comptait des cultures tellement diverses. Encore aujourd’hui, même les ultra laïcs manipulent la religion – comme par exemple le maréchal Sissi en Egypte.
C’est également une question d’éducation: n’y a-t-il pas une urgence à s’adresser aux plus jeunes?
Oui, bien sûr. Surtout que cette troisième ou quatrième génération est assez dure en Belgique. Ils semblent avoir moins de recul par rapport aux trentenaires. Ils sont preneurs d’un échange, mais ont des avis très tranchés. Pour les rencontrer, il faut venir « armé » c’est-à-dire avoir une boîte à outils et développer des méthodes.
Je rencontre des jeunes dans les IPPJ (Institutions Publiques de Protection de la Jeunesse), les théâtres et les classes. J’essaie de leur apprendre à ne pas considérer comme acquis ce qu’ils ont entendu. Le chantier est énorme. Mon approche est historico-critique. Je montre les différentes versions – créées en fonction des besoins des époques –, leurs contradictions et les évolutions. Je ne donne pas la solution mais les fait réfléchir. Seulement il faudrait beaucoup plus de temps, former des professeurs et mettre les moyens.
Où placer le curseur entre liberté d’expression et respect de l’autre?
Je m’inscris dans une vision libérale, je ne peux pas mettre une limite à l’expression. Si quelque chose me choque, c’est à moi de faire un travail sur moi-même. Mais il faut avoir une sorte de décence et être bienveillant: ne pas dire des choses blessantes pour le plaisir.
Dans mon quotidien, je dis des choses aux musulmans qui peuvent être choquantes. Je ne m’en prive pas mais je le fais avec respect, dans une le cadre d’une démarche intellectuelle avec laquelle on peut être d’accord ou pas.
Il est grand temps qu’on arrête de déifier et sacraliser, car sinon on « peut » tout faire, même tuer.
Votre parcours est vraiment atypique. Comment êtes-vous considéré dans la communauté musulmane?
Pour certains, je ne suis même pas un musulman ou alors je suis un vendu. Pour d’autres, je suis un dangereux traître qui détruit l’islam de l’intérieur et fait s’égarer les musulmans. Pour d’autres encore, je suis un intellectuel et théologien qui essaie de construire autre chose et qui apporte un regard original. Ces points de vue ne sont pas le reflet de communautés précises; au sein de chacune d’elles, même chez les chiites et les sunnites, des musulmans se sentent mis au défi – positivement – et suivent mes travaux.
Le public-cible à qui je veux parler ce sont les « trentenaires + » qui se posent beaucoup de questions et qui sont très mal à l’aise avec l’islam tel qu’on leur a enseigné. Ils veulent autre chose et cherchent. Je veux leur donner une boîte à outils, pas un nouveau dogme, pas du « clé sur porte ». Je présente mon chemin, ma méthodologie et je dis: « Si vous l’utilisez, vous ne sortez pas de l’islam. N’ayez pas peur de faire votre propre chemin. »
Propos recueillis par Nancy GOETHALS
*Les islamologues privilégient cette appellation à la version francisée Mahomet
Bio express
Né en 1974 à Verviers, Michaël Privot s’est formé à l’islamologie et en histoire comparée des religions. Il parle l’arabe et le turc. Il est licencié en Histoire et philologie orientales et docteur en langues et lettres.
Théologien d’un ‘islam éclairé et libéré’, il est collaborateur scientifique auprès du CEDEM (Université de Liège, Belgique). Il travaille en particulier sur les questions relatives aux communautés musulmanes en Belgique et en Europe, à la radicalisation violente religieusement motivées ainsi qu’aux réformes contemporaines de l’islam en Europe.
Il co-anime avec R.Attiya l’émission ‘Lumières d’islams » sur RCF et dirige encore pour quelques mois le Réseau Européen Contre le Racisme – ENAR. Spécialiste de l’approche historico-critique, il est prêt à s’engager dans une nouvelle mission. Qui sait? Peut-être sera-t-elle en lien avec l’éducation à l’esprit critique et la promotion de l’intelligence collective pour permettre à chacun de construire son chemin de foi, dans le dialogue, la bienveillance et l’indépendance.
Il est l’auteur de Profession Imâm avec T. Oubrou et C. Baylocq (Albin Michel, 2015, 2e éd.), Quand j’étais frère musulman, parcours vers un islam des lumières (La Boîte à Pandore, 2017) et Mais qui était vraiment Mahomet? avec I. Saidi (Flammarion, 2018).