“Fratelli Tutti”: pour une nouvelle éthique des relations internationales


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“Fratelli Tutti”: pour une nouvelle éthique des relations internationales
Par Sophie Delhalle
Publié le
8 min

"On peut aspirer à une planète qui assure terre, toit et travail à tous". Dans ce troisième chapitre de son encyclique "Fratelli Tutti", François définit des concepts comme la charité, l'amitié sociale ou encore la solidarité. En concluant par un vibrant appel pour une nouvelle éthique des relations internationales.

Dans ce chapitre, François écrit que "l’amour authentique, à même de faire grandir, et les formes les plus nobles d’amitié résident dans des cœurs qui se laissent compléter". A nouveau l'accent est mis sur la relation comme fondement essentiel de la nature humaine. Aussi, "Le fait de constituer un couple ou d’être des amis doit ouvrir nos cœurs à d’autres cercles pour nous rendre capables de sortir de nous-mêmes de sorte que nous accueillions tout le monde".

L'amour jusqu'aux périphéries

François nous encourage donc à faire preuve d'hospitalité car c'est dans l'ouverture aux autres que nous pouvons nous transcender. Et ce dynamisme d’ouverture et d’union avec les autres, "c’est la charité que Dieu répand". Il ajoute encore : "La teneur spirituelle d’une vie humaine est caractérisée par l’amour. [...] l’amour passe en premier, ce qui ne doit jamais être mis en danger, c’est l’amour ; le plus grand danger, c’est de ne pas aimer."

Plus loin, le pontife complète sa pensée en affirmant que "L’amour implique donc plus qu’une série d’actions bénéfiques. Ce n’est qu’en cultivant ce genre de relations que nous rendrons possibles une amitié sociale inclusive et une fraternité ouverte à tous." Un mouvement qui nous invite à rejoindre les périphéries, autre concept développé depuis le début de son pontificat, dont "certaines [périphéries] sont proches de nous, au centre d’une ville ou dans notre propre famille". Mais ce serait une erreur de limiter cette notion à la seule dimension géographique, pour François, il y a aussi des périphéries existentielles, et c'est là que nous devons rejoindre "ceux que je ne considère pas spontanément comme faisant partie de mon centre d’intérêts, même s’ils sont proches de moi" physiquement. Il mentionne alors les ‘exilés cachés’’: personnes handicapées, personnes âgées, souvent écartées, délaissées, niées. Or, "L’objectif, ce n’est pas seulement de prendre soin d’elles, mais qu’elles participent "activement à la communauté civile et ecclésiale"" souligne François.

Lire aussi : "Fratelli Tutti": se faire prochain, comme le bon Samaritain, pour prendre soin de la fragilité"

"L’amour qui s’étend au-delà des frontières a pour fondement ce que nous appelons ‘‘l’amitié sociale’’ dans chaque ville ou dans chaque pays" poursuit François. "Lorsqu’elle est authentique, cette amitié sociale au sein d’une communauté est la condition de la possibilité d’une ouverture universelle vraie".

Pour progresser vers l’amitié sociale et la fraternité universelle, il est fondamental et d’essentiel de reconnaître combien vaut un être humain, combien vaut une personne, toujours et en toute circonstance. "Tout être humain a le droit de vivre dans la dignité et de se développer pleinement, et ce droit fondamental ne peut être nié par aucun pays."

Pour une croissance authentique et intégrale

François en revient alors au sort des plus fragiles. Selon lui, "investir en faveur des personnes fragiles peut ne pas être rentable" mais devrait faire partie de nos priorités. En substance, l'Etat devrait, comme le font certaines institutions, privilégier l'aide aux personnes et le bien commun, plutôt que le profit.

Proclamer la liberté économique, sans s'assurer que tout un chacun puisse accéder au bien-être, est un discours contradictoire, affirme-t-il. "Des termes comme liberté, démocratie ou fraternité se vident de leurs sens". Car la réalité, c’est que "tant que notre système économique et social produira encore une seule victime et tant qu’il y aura une seule personne mise à l’écart, la fête de la fraternité universelle ne pourra pas avoir lieu".

François développe encore : "Une société humaine et fraternelle est capable de veiller de manière efficace et stable à ce que chacun soit accompagné au cours de sa vie, non seulement pour subvenir à ses besoins fondamentaux, mais aussi pour pouvoir donner le meilleur de lui-même, même si son rendement n’est pas le meilleur, même s’il est lent, même si son efficacité n’est pas exceptionnelle".

Le pontife nous enjoint donc à revenir à la promotion du bien, pour nous-mêmes et pour l’humanité tout entière, seule voie de progression possible vers une croissance authentique et intégrale.

Solidarité

Eduquer à cette valeur fondamentale est une tâche qui incombe à la famille, l'école, aux éducateurs au sens large, proclame François. "Les valeurs de la liberté, du respect réciproque et de la solidarité peuvent être transmises dès le plus jeune âge", écrit-il.

pexels (c) Archie Binamira

Alors que tout semble perdre consistance dans notre "société liquide", la solidarité peut nous apporter de la solidité en se manifestant concrètement dans le service. "Servir, c’est en grande partie, prendre soin de la fragilité. Servir signifie prendre soin des membres fragiles de nos familles, de notre société, de notre peuple", écrit François. "La solidarité est un mot qui ne plaît pas toujours ; je dirais que parfois, nous l’avons transformé en un gros mot, on ne peut pas le prononcer" regrette-il. Or, "C’est penser et agir en termes de communauté, de priorité de la vie de tous sur l’appropriation des biens de la part de certains. C’est également lutter contre les causes structurelles de la pauvreté, de l’inégalité, du manque de travail, de terre et de logement, de la négation des droits sociaux et du travail. C’est faire face aux effets destructeurs de l’Empire de l’argent. […] La solidarité, entendue dans son sens le plus profond, est une façon de faire l’histoire et c’est ce que font les mouvements populaires."

François insiste, "le monde existe pour tous", "nous naissons sur cette terre avec la même dignité". Les différences de couleur, de religion, de capacités, de lieu de naissance, de lieu de résidence, et tant d’autres différences, ne peuvent pas être priorisées ou utilisées pour justifier les privilèges de certains sur les droits de tous. Par conséquent, nous devons veiller collectivement à ce que "chaque personne vive dans la dignité et ait des opportunités appropriées pour son développement intégral".

Hiérarchie des droits

Citant ses prédécesseurs, les saints Paul VI et Jean Paul II, François veut remettre l’accent sur la fonction sociale de la propriété. "Le droit à la propriété privée ne peut être considéré que comme un droit naturel secondaire et dérivé du principe de la destination universelle des biens créés" ; et ce principe doit avoir des répercussions très concrètes sur le fonctionnement de la société. "Le développement ne doit pas être orienté vers l’accumulation croissante au bénéfice de quelques-uns" ajoute-t-il, mais doit assurer "les droits humains, personnels et sociaux, économiques et politiques, y compris les droits des nations et des peuples". Le droit de certains à la liberté d’entreprise ou de marché ne peut se trouver au-dessus des droits des peuples et de la dignité des pauvres, pas plus qu’au-dessus du respect de l’environnement, écrit-il également.

Dans le plan de Dieu, « chaque homme est appelé à se développer », et le monde économique doit viser cet objectif en œuvrant à la suppression de la misère.

"À côté du droit de propriété privée, il y a toujours le principe, plus important et prioritaire, de la subordination de toute propriété privée à la destination universelle des biens de la terre et, par conséquent, le droit de tous à leur utilisation". La conviction concernant la destination commune des biens de la terre doit s’appliquer aujourd’hui également aux pays, à leurs territoires et à leurs ressources.

pexels (c) Kelly Lacy

Des relations internationales éthiques

Cela suppose également, selon François, une autre manière de comprendre les relations et les échanges entre les pays. Si toute personne a une dignité inaliénable, si chaque être humain est mon frère ou ma sœur et si le monde appartient vraiment à tous, peu importe que quelqu’un soit né ici ou vive hors de son propre pays

Ceci, qui vaut pour les nations, s’applique également aux différentes régions de chaque pays entre lesquelles il existe souvent de graves inégalités. Mais l’incapacité à reconnaître une dignité humaine égale pour tous conduit parfois les régions les plus développées de certains pays à rêver de se libérer du ‘‘fardeau’’ des parties les plus pauvres pour augmenter davantage encore leur niveau de consommation. Or, il est impossible de résoudre les graves problèmes du monde en ne pensant qu’à des formes d’entraide entre individus ou petits groupes. Il faut donc repenser l'éthique des relations internationales

Le service de la dette, dans bien des cas, non seulement ne favorise pas le développement mais le limite et le conditionne fortement, poursuit François. Si le principe selon lequel toute dette légitimement contractée est à payer reste valide, il ne doit pas mettre en péril la survie et la croissance des nombreux pays pauvres redevables envers les riches. En cette matière, François appelle clairement à un changement de logique car "il est possible d’accepter le défi de rêver et de penser à une autre humanité", en se basant sur le principe de la dignité humaine inaliénable. "On peut aspirer à une planète qui assure terre, toit et travail à tous".

Lire l'encyclique "Fratelli Tutti"

S.D.

--> Les phrases clés

# Le plus grand danger, c’est de ne pas aimer

# Tout être humain a le droit de vivre dans la dignité et de se développer pleinement, et ce droit fondamental ne peut être nié par aucun pays

# Servir, c’est en grande partie, prendre soin de la fragilité

# Le droit à la propriété privée ne peut être considéré que comme un droit naturel secondaire

# Il est possible d’accepter le défi de rêver et de penser à une autre humanité


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