Ces hommes et ces femmes font rarement la Une des médias – sauf à Dimanche! Avec des moyens financiers limités, ces familles se sont débrouillées pour se nourrir, se soigner et surtout s’entraider pendant le confinement du printemps. Mais elles aimeraient aussi se faire entendre du milieu politique. Témoignage.
Comment les personnes en situation de grande pauvreté ont-elles traversé la tempête du confinement? Si de nombreux acteurs de la société se sont exprimés sur les difficultés économiques, l’impact émotionnel de ne pouvoir fréquenter les mêmes personnes qu’habituellement mais aussi l’inquiétude de tomber malade du Covid-19, peu de voix ont fait entendre l’opinion des plus démunis en Belgique. Certains de ces hommes et ces femmes sont accompagnés par le mouvement ATD Quart-Monde, fondé par le père Joseph Wresinski. Patricia, qui a elle-même vécu dans des situations économiques difficiles pendant vingt ans, s’en fait aujourd’hui le porte-parole: « Pour les personnes qui vivent la pauvreté, le ‘lockdown’ n’a pas grand-chose de nouveau. En effet, être confiné chez soi, dans la solitude, avec peu de loisirs et une liberté limitée, c’est le quotidien de personnes qui sont au chômage, socialement exclues et en situation de pauvreté. »
Ce sont surtout certaines mesures qui ont frappé les personnes vulnérables de plein fouet, à commencer par l’annonce du confinement à la mi-mars. A ce moment du mois, il n’est en effet pas facile de débourser la somme nécessaire aux gros ravitaillements comme le faisaient de nombreux consommateurs. Sur un plan pratique également, les familles en situation de pauvreté n’ont pas ou peu de véhicules pour transporter leurs courses. « Il fallait faire plus souvent que d’autres des allers-retours vers les magasins, raconte Patricia, ce qui augmente les risques de contamination. » Elle continue d’évoquer d’autres aspects pratiques qui ont été compliqués par les mesures de confinement décidées par le gouvernement. Le fait de privilégier le paiement par carte bancaire a eu des conséquences en cascade: « Certaines familles ont eu honte de ne pouvoir payer qu’en cash, parfois il fallait aller à une caisse à part ce qui stigmatise encore davantage les personnes. » Pour prendre les transports en commun, le voyageur devait aussi s’acquitter d’un ticket qui n’était disponible que dans des bornes automatiques, principalement accessibles par carte bancaire. Par cette recommandation de privilégier le paiement électronique, basée sur des critères sanitaires pour prévenir toute contamination, de nombreux consommateurs se sont sentis exclus.
Etre créatifs dans l’entraide
« On n’a pas attendu cette crise pour commencer à s’entraider », précise aussitôt Patricia au nom des personnes en situation de pauvreté. Pour s’en sortir, ces familles doivent être créatives: certaines s’organisent pour faire des courses destinées à plusieurs foyers en même temps. D’autres mettent leurs compétences culinaires au service de la préparation des plats pour quelques personnes en même temps. Ce qui est sûr, c’est l’inquiétude des parents: « Ils sont angoissés à l’idée de manquer d’argent pour nourrir leurs familles. La priorité va à la nourriture, en particulier l’alimentation de leurs enfants, parfois au détriment de leurs propres besoins. » Par le réseau ATD Quart monde, certaines idées ont fusé d’un pays à l’autre. Patricia, elle, a été marquée par l’exemple de la solidarité venue d’Italie: « Par un jeu de ficelles, on remontait un panier plein de nourriture vers les étages supérieurs d’une maison ou d’un immeuble. Cela permettait de ‘livrer’ des produits aux personnes qui ne pouvaient pas sortir. »
Comme toutes les familles, les personnes les plus démunies ont dû se réorganiser pour le suivi scolaire des enfants avec toutes les difficultés inhérentes. Tous n’ont pas le même accès aux outils numériques, ordinateurs et connexion internet compris. Certains parents ont souffert de leur propre niveau scolaire limité: « Comment le papa, ou la maman, peut-il suivre les devoirs de son enfant, demande Patricia, quand il ou elle a quitté l’école un peu tôt? » La situation se complique davantage encore quand le parent ne sait ni lire ni écrire. Dans ce cas-là, même le suivi des informations pour se tenir au courant des décisions ministérielles sur les mesures sanitaires à respecter devient difficile. Toutefois, une entraide spontanée ou organisée se met en place puisque « les familles sont toutes embarquées dans la même galère », selon les mots de Patricia.
Se faire entendre
Ces situations de pauvreté font aussi l’objet de décisions administratives qui peuvent apparaître incompréhensibles pour les personnes concernées. La militante d’ATD Quart monde cite l’exemple d’un père de famille qui disposait d’un petit boulot avant la crise sanitaire. « Du jour au lendemain, il s’est retrouvé sans ressources. Ses deux enfants ont été placés en urgence… Il ne sait pas quand il pourra les reprendre. » Le sort des enfants enlevés par décision judiciaire à l’autorité de leurs parents a profondément secoué des familles entières. Certains lieux d’accueil ont été confinés, d’autres ont été contraints à une fermeture sanitaire. « Pour ceux qui étaient placés, il n’était pas toujours possible d’organiser les conversations visuelles avec leurs parents. » Patricia raconte encore cette fratrie où certains enfants ont pu rentrer chez leurs parents, sans que ceux-ci aient le temps de s’organiser pour les accueillir au mieux, tandis que d’autres enfants restaient en centre d’accueil. Les démarches pour faire entendre leurs droits ne sont pas favorisés par la fermeture de certains bureaux.
En résumé, Patricia constate que « la crise sanitaire a révélé les inégalités sociales et aggravé nos difficultés. Les familles ont dû faire face sur tous les fronts: la santé, le logement, la crise de l’information, etc. » Face aux décisions prises par le gouvernement, les plus pauvres de la société se sont senti ignorés. Au nom de tous, la militante d’ATD quart monde rappelle que c’est toujours le monde politique qui prend les décisions. « Nous n’avons pas voix au chapitre. Nous avons de moins en moins de droits et la vie devient toujours plus difficile. » Et pourtant le mouvement créé par Joseph Wrezinski s’est organisé à l’échelle de la Belgique au travers d’une plateforme de la solidarité. « Il s’agissait d’abord de communiquer entre nous, de faire connaître les bonnes et les mauvaises nouvelles », explique Patricia. « Nous avons aussi recueilli les témoignages de nos membres », poursuit-elle avant d’évoquer les discussions avec le milieu politique pour dénoncer les mesures sanitaires qui s’avéraient inadaptées aux milieux de pauvreté.
« Les organisations sociales nous perçoivent comme des personnes toujours en demande », s’énerve Patricia. « Nous voulons plutôt être vus comme des partenaires », précise-t-elle en citant l’exemple de l’université du quart monde organisée régulièrement par le mouvement ATD Quart monde. C’est l’occasion de faire changer les regards en permettant aux personnes disposant de savoirs divers, acquis à l’université, dans la vie ou au travers des situations de pauvreté, d’échanger leurs expériences. C’est d’ailleurs une grande fierté du mouvement ATD d’avoir réussi à organiser dès le début du dé-confinement l’université populaire à laquelle de nombreux membres ont participé pour la première fois par écran interposé.
Anne-Françoise de BEAUDRAP