Depuis de nombreuses années, Didier Luciani se consacre à l’étude de l’Ancien Testament. Des textes, difficiles certes, mais que nous gagnons à (re)découvrir car ils sont, selon l’exégète, bien plus contemporains de nos existences que nous le pensons.
« L’Ancien Testament fait partie du canon des écritures, souligne d’emblée notre interlocuteur. Il est d’inspiration divine tout autant que le Nouveau Testament, et même si certaines parties, comme le Lévitique, nous paraissent, à nous chrétiens, exotiques et difficiles, elles n’en sont pas moins Parole de Dieu au même titre que les Evangiles. » Comme chrétiens, nous avons tendance à l’oublier, regrette Didier Luciani, préférant constituer notre propre corpus de textes, ceux qui nous parlent, nous touchent, nous émeuvent, nous « caressent dans le sens du poil ». Or le danger serait de se complaire dans la lecture de ces textes qui nous font plaisir alors que « la Parole doit nous inviter à des déplacements, doit nous déranger, nous bousculer », souligne l’exégète. « Quand j’enseignais au séminaire, je mettais souvent en garde mes étudiants contre le syndrome du Stabilo®, c’est-à-dire de se limiter aux textes qui nous plaisent, aux passages que l’on surligne, car alors il n’y a pas de remise en cause possible. »
Pas de Nouveau sans Ancien
Pour notre expert, on ne peut comprendre le Nouveau Testament sans avoir lu l’Ancien. Il y a bien entendu différents niveaux de lecture. « Le Nouveau Testament cite parfois explicitement l’Ancien et il faut alors avoir la curiosité de retourner au texte. » D’autres allusions à l’Ancien Testament sont plus implicites mais le retour au texte vétéro-testamentaire est tout aussi nécessaire. « Par exemple, la confession de Pierre après la Transfiguration fait référence à la confession du grand prêtre le jour du Kippur. Sans connaissance de l’Ancien Testament, cela passe inaperçu. » Des références cryptées mais incomparablement éclairantes. Ainsi, le Nouveau Testament est incompréhensible sans l’Ancien, ou du moins, « on en perd une grande partie en ignorant l’Ancien Testament », estime le professeur Luciani.
Dans notre approche de la Bible, nous, chrétiens, sommes parfois les héritiers des Marcionites (du nom de Marcion, prêtre manichéen, du IIe siècle) quand nous opposons Ancien et Nouveau Testaments; à nos yeux, le Dieu de colère qui se dévoile dans l’Ancien Testament est différent du Dieu d’amour du Nouveau. « Marcion disait: ‘Ce n’est pas le même Dieu!’ Ce fut la première hérésie combattue par l’Eglise. Or c’est bien le même Dieu qui se révèle dans l’Ancien et le Nouveau Testament ». Et donc, comme Marcion, nous sommes tentés d’épurer les écritures, pointe Didier Luciani, pour en évacuer toutes les références à l’Ancien Testament, une tentation encore bien vivante aujourd’hui, chez les fidèles mais aussi les prêtres! Certains témoignent d’une réticence manifeste face à des textes « dont on ne sait pas trop quoi faire », notamment dans la liturgie. Ils se heurtent probablement à la difficulté d’articuler Ancien et Nouveau Testament. « Cela demande du travail, reconnaît l’exégète, mais comme pour tout. L’important, c’est de s’y mettre, plus que d’y arriver, et toujours recommencer. Avec la Bible, on n’a jamais fini. »
Contextualiser la violence
« C’est une littérature difficile », reconnaît volontiers notre expert. « Autant quand Jésus parle du Berger, de la graine de moutarde, ce sont des réalités bucoliques compréhensibles, autant l’Ancien nous parle de conquête, de guerre, et donc je pense que ce sont les deux aspects qui rebutent les lecteurs potentiels: le genre littéraire et la violence exprimée. » Nous pensons, à mauvais escient, que nous n’avons plus besoin de ces textes qui parlent d’un temps complètement révolu. « Sans nier la difficulté qui se présente à nous, je crois que nous devons, comme l’Eglise l’a fait jusqu’à aujourd’hui, garder l’unité des deux testaments qui sont, rappelons-le encore, Parole de Dieu. » Et donc affronter ces textes, et se demander « Pourquoi cela me dérange? » La question n’est pas tant de justifier le contenu de ces textes mais de les comprendre en analysant leur contexte. La violence, exprimée notamment dans les psaumes, nous paraît déplacée. Or, si l’on se met à la place du priant, on comprend qu’il est légitime pour une victime, un opprimé, de s’adresser en ces termes à Dieu, explique le professeur Luciani.
Proches de nous
« L’avantage de l’Ancien Testament sur le Nouveau est que, par les réalités qu’il décrit, il nous rejoint plus directement dans notre propre expérience. Ces textes de l’Ancien Testament ont un réel poids d’humanité et ils sont bien plus contemporains que nous le pensons. » Pour Didier Luciani, l’Ancien Testament nous rend un service énorme, en nous offrant des textes qui parlent des aléas de la vie. Non pas pour nous enfermer dans notre médiocrité, mais bien pour avancer, trouver une issue. On constatera aussi que l’Ancien Testament autorise des questions d’une actualité extraordinaire.
« Comme chrétien, nous lisons Ancien et Nouveau Testament comme une seule écriture; or, nous devons faire un effort pour lire l’Ancien pour lui-même et non pas seulement comme faire-valoir du Nouveau. » Lire l’Ancien Testament pour découvrir ce qu’il a à nous dire aujourd’hui. « C’est passionnant, pas très aisé, mais tout s’éclaire quand on lit l’Ancien Testament si l’on tient compte de la tradition juive vivante qui l’accompagne. » Etudiés à la lumière de cette tradition, les textes vétéro-testamentaires peuvent alors éclairer notre vie chrétienne.
Jésus révélé
Enfin, s’il fallait déployer un dernier argument en faveur d’une lecture renouvelée de l’Ancien Testament, c’est précisément dans le Nouveau que nous le trouverons. Pour rappel, les premières communautés à se constituer autour de Jésus sont juives. A l’époque, la seule référence dont ils disposent est ce que nous appelons aujourd’hui Ancien Testament. Et ces hommes et ces femmes puisent dans les écritures juives pour comprendre la mort et la résurrection du Christ. Quand Jésus chemine aux côtés des pèlerins d’Emmaüs, il les éclaire sur l’actualité en reprenant les écritures anciennes, comme Philippe parlera de Jésus à l’eunuque à travers le prophète Isaïe. « Si les écritures vétéro-testamentaires révèlent Jésus Christ pour les premières communautés, ce principe reste valide pour nous aussi. » Donc, « nous avons peut-être à (re)découvrir la richesse de la tradition des chrétiens d’origine juive qui ont toujours été présents dans l’Eglise et nous réapproprier ce patrimoine ».
Par où commencer?
Mais devant ce corpus de textes anciens, par où faut-il commencer? Telle est la question que se pose immanquablement le lecteur. « Il ne faut pas se décourager », insiste Didier Luciani qui conseille néanmoins de se faire accompagner. En effet, plutôt que de se lancer seul, l’exégète nous invite à suivre une formation continue ou une session plus condensée pour mettre le pied à l’étrier. Le choix d’un instrument de travail est aussi important. Il existe de nombreux ouvrages pour nous introduire à la lecture de l’Ancien Testament, avec des approches diversifiées, tantôt historique, tantôt littéraire… Avec la Bible, « il faut commencer et recommencer sans jamais s’arrêter, ne jamais penser qu’on est quitte, il y a toujours quelque chose à (re)découvrir. » Notre propre expérience et le contexte dans lequel nous vivons changent notre lecture et nous obligent à réinterroger les textes. La Bible est et restera un sujet inépuisable, tant que nous continuerons à la questionner.
Sophie DELHALLE