Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir. Et nous, durant le confinement, nous avons été des philosophes qui s’ignorent. Nous avons mis en œuvre ce qui fait la spécificité de l’être humain par rapport à l’animal! La Covid-19 nous a en effet rappelé que nous n’étions pas de simples animaux, même si nous participons au monde animal et que les animaux ont, fût-ce de manière embryonnaire, certaines de nos caractéristiques.
La convivialité par tous les moyens
Le confinement n’a pas mis fin à notre convivialité! Nous nous sommes ingéniés à communiquer avec des personnes recluses, à multiplier les liens virtuels. Nous avons gardé le contact avec nos proches qui ne l’étaient plus. L’animal dispose d’un langage, certes, mais toujours lié à l’immédiat, à ce qui tombe sous les sens (même si, en laboratoire, l’éthologue peut susciter des prouesses). Notre première particularité est un langage bien plus complexe que le leur, une langue, pourrait-on dire… (1)
Et de quoi avons-nous parlé? De notre santé, bien sûr. Mais aussi de notre état psychologique: non seulement nous ressentons des choses, mais nous en avons conscience et nous sommes capables d’y mettre des mots, d’en parler avec quelqu’un d’autre qui nous comprend, au moins un peu. Dans nos conversations par SMS, mail, WhatsApp, Skype, Zoom, ou autres moyens, nous n’échangions pas seulement des recettes de cuisine ou des conseils hygiéniques, mais aussi des textes, des vidéos humoristiques. Nous tentions de trouver un sens à ce qui nous arrivait, à repérer les valeurs en jeu et, pour les croyants, à nous confier à la prière des autres.
Dans chacune de nos conversations, nous ne recherchions pas nécessairement des résultats concrets. Elles étaient un but en elles-mêmes. « J’avais besoin de parler. » Parler de tout et de rien. L’homme est capable de « bavardage », pour le plaisir. On raconte que, lors d’une réunion où, devisant et riant, on s’éloignait du sujet prévu, Marx se fit cette remarque: au fond, n’est-ce pas le but de toutes nos actions? Pour être ensemble, en effet, tous les moyens sont bons. La communication animale, elle, semble demeurer embryonnaire et est toujours réduite à l’utilitaire, fût-ce la reproduction.
Des possibilités infinies
La difficulté est parfois d’interrompre une conversation: Bisous! Ciao! Salut! A bientôt! Prends soin de toi… jusqu’à ce qu’un des deux presse la touche rouge. En effet, on peut tout dire et on ne dira jamais tout! Le langage humain est infini, et inattendu. Même si nous aimons les citations, nous sommes capables, indéfiniment, de phrases inédites que notre interlocuteur peut comprendre sans les avoir jamais entendues auparavant. Un alphabet de 26 lettres suffit pour écrire des poèmes à remplir plusieurs volumes de La Pléiade. Certes, de tout cela, il y a des ébauches dans le monde animal, mais ils ne sauront sans doute jamais utiliser nos réseaux sociaux!
Souvent, nos avis diffèrent. Cela aussi est humain. Les abeilles dansent pour indiquer une source de pollen, mais toi et moi pouvons-nous dire des choses différentes, voire opposées, à propos de la même chose! Pourtant, nous avons devant nous le même monde! De plus, nous pouvons changer d’avis, nier ce que nous venons de dire. « Je me suis trompé ou j’ai été induit en erreur. » Hélas, nous pouvons aussi mentir ou induire l’autre en erreur. Mais il y a, à l’intérieur de ces êtres parlants que nous sommes, une instance d’évaluation. Nous pouvons juger non seulement ce que l’autre me dit, mais ce que moi-même je dis. Nous sommes en dialogue avec les autres, mais aussi avec nous-mêmes!
Sacrés bavards que nous sommes! Mais, en même temps, une parole – de mon interlocuteur ou jaillie au plus profond de moi-même – peut tout changer! N’oublions donc pas d’écouter!
Charles DELHEZ, sj
(1) Les « antispécistes » nient la spécificité de l’espère humaine au sein de la nature. Le livre de Francis Wolff, Plaidoyer pour l’universel (Fayard 2019), a été le déclencheur de cette chronique.