La croix est un symbole ambigu, paradoxal en soi, signe à la fois de mort (crucifixion) et de vie (résurrection). Un objet pourtant devenu familier, accroché dans nos maisons, autour de nos cous, dont on se signe le front et la poitrine. Comment a-t-il évolué au cours de l’histoire? Est-il encore possible de renouveler notre regard sur ce symbole?
La croix est aujourd’hui le symbole par excellence du christianisme. Mais il n’en fut pas toujours ainsi. Sa représentation a également évolué au cours des siècles. La crucifixion est probablement la scène la plus représentée dans l’histoire des hommes et, à travers elle, il est possible de retracer le fil d’une histoire des mentalités, des cultures et de la spiritualité.
Aux origines
La croix n’a pu devenir le signe de ralliement des chrétiens qu’une fois cette pratique de supplice abolie. Aux premiers siècles, le poisson est souvent associé au culte chrétien. Le chrisme, reprenant les deux premières lettres grecques du mot Christ, sera le premier symbole christique diffusé à grande échelle. Ce n’est qu’au Ve siècle qu’émerge véritablement le symbole de la croix. Sous le règne de Constantin, premier empereur chrétien, la croix devient réellement motif d’identité chrétienne et on la retrouve sur des anneaux de mariage ou des sarcophages. Dans un deuxième temps, apparaîtra, de manière figurative, le Christ crucifié. A cette même époque, Jean Chrysostome invite les fidèles à marquer d’une croix les entrées, fenêtres, murs de leurs maisons, à la tracer sur le corps des malades, sur le front des enfants. Ce signe sera officiellement adopté lors du Concile de Quinisexte en 690. Il faudra pourtant encore attendre le IXe siècle pour que le signe de la croix soit officiellement institué par le pape Léon IV.
Du triomphe à la douleur
La représentation du Christ en croix a donc évolué au cours des siècles. Dans les premiers temps du christianisme, on le représentait volontiers en berger. Au VIIe siècle, on autorisera la représentation d’un agneau en lieu et place du Christ. Au modèle hellénisant imberbe des premiers siècles, succédera un style syro-palestinien barbu assez répandu au XIe siècle. Le Christ roman, cloué en croix, apparaît vivant, la tête droite et le corps dépourvu de marques de douleur. C’est un Christ triomphant de la mort. Il laissera progressivement place, en Occident, à une autre vision, plus hiératique, celle du Christ gothique souffrant, aux alentours du XIIe siècle. L’art byzantin connaîtra une autre évolution, en raison d’une codification extrême de la crucifixion. Aucune place n’est laissée à l’innovation, chaque élément est verrouillé. L’image étant l’égale de l’écriture, peu de place est laissée à la liberté et l’artiste effectue donc un travail de reproduction plus que de création.
Intimité avec le Christ
Au Moyen-Age, entre les XIIIe et XVe siècles, le Christ souffrant domine largement l’iconographie, probablement en écho aux drames vécus en Europe occidentale: épidémies de peste, conflits armés et autres grandes famines. Mais aussi parce que la mystique de l’époque met l’accent sur le rapport direct et intime avec le Christ en croix. Les œuvres doivent amener le spectateur à compatir, c’est-à-dire à se laisser envahir par les sentiments qui furent ceux du Christ au cours de cette dernière étape de sa Passion. A la Renaissance, une attention plus particulière est donnée au corps du supplicié avec des détails anatomiques poussés à l’extrême. A contrario, certains mouvements réformés – les calvinistes en particulier – refusent de représenter le Christ crucifié, préférant mettre en avant la dimension résurrectionnelle de la croix.
Fin d’un monopole
Dans sa Tentation de saint Antoine (1878), Félicien Rops, artiste belge connu pour ces œuvres érotico-satiriques, a remplacé le Christ par une femme nue. Il se défendra pourtant d’avoir voulu attaquer la religion. En 1891, c’est « La Crucifixion » de Max Klinger qui provoqua l’émoi. L’artiste allemand avait alors osé représenter le sexe du Christ et fut bien entendu prié de le cacher. La crucifixion suscite à nouveau le scandale, mais pour d’autres raisons. En 2019, l’artiste finnois Jani Leinonen, spécialisé dans le détournement des images de marques, a présenté en Terre Sainte un Mc Jésus dans le but de dénoncer la sacralisation des biens de consommation. Celle-ci fut néanmoins reléguée par ses détracteurs au rang des œuvres blasphématoires. Depuis la seconde moitié du XXe siècle, les artistes contemporains se sont à nouveau emparés de ce motif du crucifié. Pour le détourner ou, au contraire, revenir à une image proche du Christ roman, souriant, serein, yeux et bras ouverts.
Depuis le XIXe siècle, on assiste donc à un double mouvement: la fin d’un monopole, celui du contrôle par les chrétiens de la reproduction d’une personne en croix, réservée à Jésus Christ, et le retour à ce qu’Anne Libbrecht-Gourdet qualifie de « croix ressuscitantes », montrant un Christ glorieux, vivant, accueillant (cfr article).
Un sujet inépuisable
Au XXIe siècle, même en dehors des cercles chrétiens, la figure de l’homme crucifié est devenue le paradigme universel de l’humanité injustement souffrante et maltraitée. Pour Boefsplug, historien et théologien, auteur de « La crucifixion dans l’art. Un sujet planétaire », l’épisode de la crucifixion est d’une telle complexité pour la compréhension humaine qu’il est inépuisable et justifie la variété des approches. Le Christ en croix, explique aussi le théologien, réunit de manière inhabituelle trois attitudes – subir, consentir, s’offrir – qui en font sa particularité et aussi son attrait universel. « En tant que théologien, confie-t-il, je suis effaré par l’idolâtrie de la souffrance que la crucifixion risque d’encourager. » C’est pourquoi, l’auteur « applaudit des deux mains » un mouvement pictural « qu’aucun pape ou concile n’a recommandé »: montrer un Christ de nouveau vivant, s’écartant de la croix ou s’en servant comme d’un tremplin. Pour Boefsplug, ces nouvelles représentations semblent plus justes par rapport au message central du christianisme.
Sophie DELHALLE