La vie et la mort de l’objecteur de conscience Franz Jägerstätter, ressuscité par le film Une vie cachée de Terrence Malick rappelle combien il était impossible d’être à la fois nazi et catholique. Sylvain Gasser nous parle de ce martyr autrichien.
Le film Une vie cachée sort cette semaine sur les écrans belge (lire en page 13). Il retrace la vie de Franz Jägerstätter, un jeune paysan autrichien, condamné à mort par un tribunal militaire allemand en 1943 pour avoir refusé de combattre pour le IIIe Reich. Ce martyr catholique passionne depuis longtemps le prêtre assomptioniste Sylvain Gasser qui vient de publier un recueil de ses lettres*. Il se confie sur la puissance de cette figure du refus qui transcende les époques.
Qu’est-ce qui vous attache à la personne de Franz Jägerstätter?
Il est un clairvoyant: Il voit ce que personne ne veut voir. C’est un tempérament: il est un enfant illégitime, bon vivant, mais éduqué dans un environnement religieux, catholique. Dans le village de Sankt Radegund, il allait tous les matins préparer la messe, y assistait, lisait l’évangile, écrivait ses réflexions, d’une façon simple. Il n’avait été à l’école que jusqu’à 14 ans. Mais ce qui le caractérise profondément, c’est qu’il pensait librement sa foi.
Il a été déclaré martyr en juin 2007 par Benoit XVI et béatifié à la cathédrale de Linz le 26 octobre 2007, jour de la fête nationale autrichien. Mais il n’est pas très connu dans les pays francophones…
Non, en effet. L’historienne et théologienne allemande, Erna Putz a dédié des années de sa vie à faire connaitre cet homme auprès du public allemand, mais son travail n’a pas été traduit en français. Une biographie du sociologue Gordon Zahn a pourtant été publiée en 1965, et a servi de référence aux pacifistes américains durant la guerre du Vietnam.
Vous qualifiez Franz Jägerstätter d’objecteur de conscience. Il s’oppose en effet jusqu’au bout au serment de fidélité à Hitler qui lui est demandé, afin de servir dans l’armée. Il maintiendra son « non » jusqu’à la mort. Où va-t-il chercher sa force, son inspiration?
Franz Jägerstätter a grandi dans un environnement catholique, mais il agit d’abord en homme libre. Son « non » illustre pour moi, ce précepte de saint Thomas d’Aquin qui dit que nous avons notre conscience à suivre, éclairée à la lumière de l’évangile. Mais à l’origine de son « non », il y a d’abord son libre arbitre. Celui-ci pourrait être éclairé par d’autres environnements que le catholicisme. En revanche, cet éveil de la conscience se révèle généralement à l’occasion d’événements historiques ou lorsque le destin frappe un homme. C’est alors que, tel un tableau de James Ensor, les visages revêtent des masques hideux, mais parfois aussi…lumineux.
Dans le film, une phrase dit que « Lorsque l’on renonce à chercher sa survie à tout prix, une lumière vous inonde soudain »
Oui, cela me fait penser au philosophe, Emmanuel Levinas. Après les totalitarismes, le nazisme, le communisme, ce philosophe glorifie le visage de l’autre qui vous libère. C’est lorsqu’il se met au service de l’autre, au mépris de lui-même que l’homme s’élève au-dessus de lui-même. C’est alors qu’une lumière l’inonde.
Franz Jägerstätter était très seul dans son village à s’opposer à Hitler. Les catholiques autrichiens ont en effet massivement adhéré au national-socialisme…
En effet. L’église a longtemps fonctionné comme les partis politiques: elle ne favorisait pas le libre arbitre. Je rappelle à cet égard, la phrase de la philosophe Simone Weil au sujet des partis politiques, disant que « si on confiait au diable l’organisation de la vie publique, il ne pourrait rien imaginer de plus ingénieux ». Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que l’Eglise catholique a, sous l’influence de philosophes comme Emmanuel Mounier, encouragé à nouveau le personnalisme, qui fait place au libre arbitre.
Peut-on voir en Franz Jägerstätter, une figure de la désobéissance civile qui revient en force aujourd’hui?
Oui et non. L’objecteur de conscience est un homme qui décide seul, alors que la désobéissance civile est un mouvement qui trouve souvent un ancrage collectif. En outre l’objecteur de conscience est avant tout à l’écoute de ce que lui dicte sa conscience. Il ne dit pas que les autres sont dans l’erreur. Il ne fait que refuser ce que sa conscience estime mauvais. C’est une attitude très personnelle.
Est-il pour vous une figure christique?
Oui. Il y a de nombreux éléments qui rappellent la vie du Christ: le milieu modeste, la solitude du choix, la passion, le sacrifice de sa vie. Il n’est pas seul à avoir refusé le national-socialisme en Autriche. Erna Putz consacre des travaux à ces catholiques, peu nombreux, qui refusèrent le nazisme. C’est par un concours de circonstances extraordinaires que la vie et la mort de Franz Jägerstätter a été racontée, partagée, faisant de lui, un martyr, officiellement reconnu par le pape Benoit XVI. Il a laissé des carnets, des écrits. Son histoire a rencontré l’Histoire. Dans l’église de son village, ses cendres ont été placées au coeur même de l’autel, tandis que la croix de sa tombe est adossée à l’église afin d’affirmer son appartenance à la communauté toute entière.
Y a-t-il des figures similaires qui vous font penser à Franz Jägerstätter, aujourd’hui?
Les moines de Tibhirine, à travers le testament de Christian de Chergé notamment. Il choisit, au prix de sa vie, de rester auprès des Algériens. Mais il dit aussi: « Je ne saurais souhaiter une telle mort. Il me paraît important de le professer. Je ne vois pas, en effet, comment je pourrais me réjouir que ce peuple que j’aime soit indistinctement accusé de mon meurtre. » La mort n’est que la conséquence acceptée de son choix de vie, mais elle n’est pas son choix. Les martyrs n’ont pas cherché à être martyrs.
Faut-il que l’oppression s’installe et que la liberté soit menacée pour qu’apparaissent des figures telles que Franz Jägerstätter ?
Je ne le pense pas. Après la mort du Christ, l’église a connu beaucoup de martyrs, car elle subissait l’oppression. Mais plus tard, à partir du moment où elle a été reconnue, c’est la figure de l’ermite qui a été exaltée comme la voie parfaite de la vie chrétienne. Il s’agit là aussi d’une figure de rupture. Aujourd’hui, on peut considérer les mouvements écologistes, ou d’autres veilleurs, vigiles ou lanceurs d’alerte, comme l’expression d’une rupture, d’un ermitage.
Vous pensez que la figure du refus et de la rupture s’impose aujourd’hui?
Oui, je le pense. Nous vivons dans une société qui n’est progressivement plus faite pour tous. Il y a une rupture du pacte de responsabilité qui incombe à chacun, à partir du moment où la terre écarte lentement les pauvres de l’accès à l’eau, à la santé, à l’éducation, à certains territoires… C’est tout le cosmos qui en pâtit. Le monde ressemble de plus en plus au film Métropolis de Fritz Lang: dans les bas-fonds travaillent une majorité pour faire vivre une minorité au dessus. Aujourd’hui, celui qui refuse cela, prend le risque de l’isolement.
Mais il ne risque pas sa vie…
Cela n’est pas l’essentiel. Je vais même dire quelque chose qui peut choquer: je ne pense pas que la mort du Christ soit un exemple à suivre. L’évangile demande de mener une vie juste et de vivre conformément à ce que « notre conscience éclairée à la lumière de l’évangile » nous dit. Pour cela il faut parfois choisir la dissidence et savoir qu’une dissidence est toujours d’abord une imprudence.
L’Eglise est-elle aujourd’hui dans la rupture?
L’Eglise est à sa place quand elle conteste ce qui détruit l’image de Dieu dans l’homme et ce qui détruit l’homme comme image de Dieu.
Propos recueillis par Laurence D’HONDT
« Etre catholique ou nazi – Les textes qui ont inspiré Une vie cachée de Terrence Malick », Bayard, 2019.