Moulay-Bachir Belqaid est né à Marrakech où il a fait ses études universitaires avant de rejoindre Bordeaux pour faire une thèse en Islamologie. Il a récemment rédigé « L’Occidentalisme. Regards arabo-musulmans sur l’Occident », où il dénonce le manque d’intérêt dans la pensée arabe et musulmane pour l’Occident.
L’occidentalisme désignerait l’étude de l’Occident par l’Orient, mais ce terme n’existe pas. Pouvez-vous expliquer quelles en sont les raisons?
En effet, l’occidentalisme n’existe pas en tant que discipline ayant pour but « l’étude de l’Occident », contrairement à l’orientalisme. Il n’y a pas dans le monde arabo-musulman des institutions spécialisées en la matière ni des spécialistes, non plus. L’Europe a successivement été perçue comme infidèle puis fascinante et enfin ennemie, mais non, comme un objet d’études. Pourquoi? J’ai évoqué dans mon livre les raisons de cette absence dont la principale tient au fait que la pensée arabo-musulmane est supposée posséder la « Vérité absolue » et que les autres sont « dans l’erreur ». Alors à quoi bon aller la chercher ailleurs. Cela signifie que la Différence est indésirable et il n’y a rien à espérer d’elle. Or, l’autre peut être considéré comme le prolongement de soi-même, l’impensé, l’oublié, c’est-à-dire cette part inquiétante de soi dont il ne possède pas les moyens, faute de changer de paradigme, pour le penser. Tel est le défi que l’Occident pose à l’Orient.
Certains voyageurs arabes (AL-Biruni, Rifaa Tahtawi) sont pourtant venus en Occident dans le désir d’étudier les mœurs et le système politique en Occident. N’étaient-ils pas les preuves d’une curiosité?
La culture arabo-musulmane possède un genre littéraire nommé « littérature de voyage », Adab ar-Rihilat. Des voyageurs arabes comme Ibn Fadlan ou Ibn Batouta ont parcouru le monde et laissé des œuvres qui témoignent d’une curiosité de fait concernant l’Autre, parfois dans l’idée de le convertir. Ces œuvres sont des enquêtes « ethnographiques et anthropologique » avant l’heure.
L’ère contemporaine semble marquée par l’apogée d’un déclin de la pensée arabe, malgré le démantèlement de l’empire ottoman puis l’accession à l’indépendance des pays arabes. Que s’est-il passé?
Si déclin il y a, il concerne la pensée arabo-musulmane sociologiquement dominante. Pourquoi? Parce qu’elle s’est nourrie du patrimoine des morts et s’est développée sur un terrain réfractaire à l’interrogation, au doute et à la remise en cause des choses. Depuis El-Ghazali, (+ 1111), elle recourt à l’idéologie pour affronter la réalité. Et au lieu de bénéficier des acquis de la modernité intellectuelle, elle est à la merci du wahhabisme, un courant politico-religieux archaïque qui prend comme direction un passé fantasmé. Cependant, en marge de cette pensée, il y a une autre tendance animée par l’interrogation et l’esprit critique. Mais malheureusement, cette pensée reste inaudible. Pourquoi? Parce qu’elle gêne le pouvoir, d’un côté, et le cercle auquel elle s’adresse, est très limité en raison de l’analphabétisme.
Il y a néanmoins quelques auteurs qui semblent trouver une voie pour arrimer la pensée arabe au doute et à la critique de la raison. Mohammed Arkoun et Khatibi. Pouvez-vous en parler?
L’échec d’une génération ne signifie pas l’échec d’une nation, d’une culture ou d’une civilisation. Dans chaque culture, il y a toujours des voi(x)es qui dénoncent la léthargie, la soumission aveugle, l’ignorance institutionnalisée, la répression et la croisade contre la liberté d’expression et de conscience, etc. J’ai donné l’exemple d’Arkoun et de Khatibi qui sont pour moi le signe véritable d’un vrai dialogue entre l’Islam et l’Occident. Pour eux, les acquis de la modernité intellectuelle n’ont rien d’ « occidental », ils sont d’origine humaine, abstraction faite de leur manifestation géographique. Alors pourquoi s’en priver pour interroger ce qui ne fonctionne pas? Le travail d’Arkoun vise à désacraliser le regard que les Arabes et les musulmans portent sur leur patrimoine, en général, et sur leur religion, en particulier. Quant à Khatibi, il s’est intéressé à la mémoire, au tatouage, à la sexualité; à l’identité, à la différence, à l’art, à la calligraphie. Son appel à la double critique reste signe qui récuse toute aliénation. A côté de ces deux noms, j’ajoute les travaux de Fatima Mernissi, car il ne faut pas oublier que le combat de la voix féminine dans le monde arabo-musulman est si important.
Pensez-vous que la présence sur le sol européen d’une population arabo-musulmane puisse faire avancer la pensée arabe?
Oui, la présence sur le sol européen d’une population arabo-musulmane est censée jouer un rôle de pont afin d’injecter dans le système patriarcal qui embrigade les mentalités, un parfum de modernité. Malheureusement, la génération issue de l’immigration a un faible espoir d’insertion économique, qui la conduit vers une espèce de nostalgie du retour aux origines et un rejet de la société de consommation associé à la culture occidentale et ses valeurs. Ainsi, cette génération qui est censé jouer un rôle intermédiaire entre les valeurs modernes, – la laïcité, la démocratie, la liberté d’expression et de conscience – devient par sa posture sociale un obstacle pour l’enracinement de ces valeurs.
Propos recueillis par Laurence D’HONDT
« L’Occidentalisme. Regards arabo-musulmans sur l’Occident ». Ed Erick Bonnier, 2018, 269 pages