
image of a hand, that manipulates the mind of another person, isolated and toned
A côté des abus sexuels, des abus de pouvoir et de conscience, il existe aussi des abus spirituels. Dérive particulièrement subtile, elle n’en est que plus dangereuse. Elle se manifeste chez des figures charismatiques, elle est l’expression d’un orgueil spirituel qu’il convient de dénoncer.
A l’occasion du décès de Jean Vanier, le 7 mai dernier, des faits douloureux nous reviennent à l’esprit. Ce que l’on va évoquer ici ne remet pas en cause la pensée, l’action et, disons-le, la sainteté du fondateur des communautés de l’Arche. Il s’agit de celui qui l’a inspiré dans sa vocation de « vivre avec des pauvres pour l’amour de Jésus et de leur consacrer (sa) vie » (sic), à savoir le père Thomas Philippe qui a abusé, des années durant, d’une dizaine de femmes dont il était, souvent, l’accompagnateur spirituel.
Révélés en 2014, ces faits n’étaient pas connus des responsables de l’Arche. En 2015, Jean Vanier est revenu sur ces abus dans une lettre poignante, publiée sur le site internet de l’Arche international. Il y dit son incompréhension face à ce qui apparaît comme une contradiction absolue: « Il (Le père Thomas) a été un instrument de Dieu à mon égard. (…) J’ai senti en lui un homme de Dieu, il m’a conduit à Jésus. A travers sa parole et son accompagnement, j’ai été transformé comme disciple et ami de Jésus. » Lorsqu’on connaît la vie de Jean Vanier, on mesure la portée de l’influence positive que ce prêtre a eue sur lui. Et pourtant, ce prêtre était un abuseur.
Face à cette contradiction, on ne peut que dire avec Jean Vanier: « Je ne comprends pas. » D’autant plus que les abus sexuels ont été commis dans le cadre de l’accompagnement spirituel des victimes: à l’une d’entre elles, le père Philippe expliquait que les actes sexuels étaient une façon de communiquer une expérience mystique, des « grâces particulières que personne ne pouvait comprendre » (La Croix, 15 octobre 2015). D’après le rapport de l’enquête canonique diligentée en 2015, le prêtre exerçait une « emprise psychologique et spirituelle sur ces femmes auxquelles il demandait le silence ».
Dérives sectaires
Ces dernières années, différents médecins, psychologues ou théologiens ont mis en lumière les mécanismes psycho-pathologiques à l’œuvre dans le chef des prêtres abuseurs. Récemment, le pape François a parlé, à raison, d’abus de pouvoir et de conscience sur les victimes, qui peuvent déboucher sur des abus sexuels. Il y a quelques années, Marie-Laure Janssens, qui a passé onze ans chez les sœurs contemplatives de Saint-Jean avant d’en sortir, a parlé d’ »abus spirituels » exercés sur les sœurs par la maîtresse des novices de la communauté (La Vie, 26 octobre 2017): l’obéissance requise à à l’égard de celle-ci devait être absolue, car elle seule, et non les « états d’âme » des religieuses, exprimait la « réalité objective » de la volonté de Dieu… Dans une telle configuration, on peut parler de dérives clairement sectaires.
Arrêtons-nous un moment à cette notion, apparemment inédite, d’abus spirituel, en lien avec un autre concept, classique celui-là, d’orgueil spirituel.
On le sait plus clairement aujourd’hui, différentes causes psycho-sociales peuvent déterminer un profil d’abuseur: outre les profils psychopathiques, parmi lesquels la perversion narcissique, le fait d’avoir soi-même subi des abus, ou, plus banalement, un déséquilibre affectif, la solitude, la dépression, le sentiment d’échec.
Un dangereux raccourci
Ces causes multiples et variées peuvent conduire à des abus de pouvoir, de conscience, et à des abus sexuels. Dans les sociétés dites « chrétiennes », une position privilégiée de la figure du prêtre – le fameux cléricalisme – peut en outre conduire à des abus spirituels. Le prêtre apparaît comme celui qui « connaît » la Parole de Dieu, la doctrine et le dogme, et du coup aussi, par un dangereux raccourci, la volonté de Dieu sur chacun de « ses » fidèles. En outre, le prêtre est l’homme du sacré, du rite, l’intermédiaire et le canal indispensable par lequel passe toute grâce divine. Face à ce pasteur tout-puissant, le fidèle est celui qui ne sait pas, le « profane », qui ne peut espérer entrer en relation à Dieu qu’à travers l’homme de Dieu. Dans le cadre d’un accompagnement spirituel, de telles conceptions ne peuvent faire que des ravages.
Nous ne parlons pas ici de la mission fondamentale du prêtre qui, bien comprise, est effectivement vitale pour la communauté chrétienne, mais de sa dérive absolutiste qui, du point de vue même de la théologie catholique, est une dangereuse déformation du ministère du prêtre. De même, un accompagnement spirituel équilibré peut s’avérer d’une grande aide pour le développement spirituel des chrétiens. Ajoutons encore, pour être de bon compte, que des fidèles laïcs peuvent, à l’intérieur de l’Eglise, faire preuve des même dérives dans le cadre d’une responsabilité pastorale, et exercer une emprise de par un charisme, un rayonnement qu’on leur reconnaît, à tort ou à raison d’ailleurs.
Une forme subtile d’orgueil
C’est ici que la notion d’orgueil spirituel peut, même au XXIe siècle, être éclairante. Là où un renouveau spirituel authentique se manifeste – nous ne parlons donc pas ici d’ »arnaques spirituelles », Ô combien présentes sur le « marché religieux » –, là où des personnes, dans l’Eglise ou ailleurs, font une expérience de Dieu, s’efforcent d’en vivre et de la partager, il existe un risque réel de verser dans une forme subtile d’orgueil.
De quoi s’agit-il? L’évangile de Luc en parle de façon très évocatrice dans une parabole, dite « du pharisien et du publicain », qu’il vaut la peine de citer in extenso: « Il dit encore cette parabole, en vue de certaines personnes se persuadant qu’elles étaient justes, et ne faisant aucun cas des autres: deux hommes montèrent au temple pour prier; l’un était pharisien, et l’autre publicain. Le pharisien, debout, priait ainsi en lui-même: Ô Dieu, je te rends grâces de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes, qui sont ravisseurs, injustes, adultères, ou même comme ce publicain; je jeûne deux fois la semaine, je donne la dîme de tous mes revenus. Le publicain, se tenant à distance, n’osait même pas lever les yeux au ciel; mais il se frappait la poitrine, en disant: Ô Dieu, sois apaisé envers moi, qui suis un pécheur. Je vous le dis, celui-ci descendit dans sa maison justifié, plutôt que l’autre. Car quiconque s’élève sera abaissé, et celui qui s’abaisse sera élevé » (Luc 18, 9-14).
L’orgueil spirituel concerne des personnes qui parviennent, sincèrement et réellement, à suivre le Christ dans leur vie, tout en étant conscient qu’il s’agit là d’un don de Dieu. Pourtant, de façon subtile, elles peuvent finir par en tirer un certain orgueil, celui du fils aîné qui est toujours demeuré fidèle à son Père, et qui se montre furieux lorsque son jeune frère, qui était perdu, est retrouvé. Pour nombre de grandes figures spirituelles du christianisme, passées et présentes, cette forme d’orgueil constitue en quelque sorte l’ultime tentation satanique. Celle de se prévaloir du don de Dieu que l’on a reçu gratuitement, sans aucun mérite de notre part, et d’en faire un instrument de pouvoir personnel.
Cette ultime tentation réside « dans les détails » (comme le diable), mais n’en est que plus sournoise, et passe souvent inaperçue. Les saints, eux, en sont conscients, et ce risque constitue souvent pour eux la dernière épreuve à traverser avant de parvenir à la sainteté. Associé à une position d’autorité, l’orgueil spirituel peut se révéler désastreux, en particulier, encore une fois, dans le cadre d’un accompagnement spirituel, où l’accompagnateur pourra être tenté d’abuser de la grâce reçue à ses propres fins, consciemment ou non. Cette tentation pourra également se manifester dans la direction d’une paroisse ou d’une communauté religieuse, l’animation d’une groupe de prière, etc.
Pour les chrétiens qui bénéficient d’un accompagnateur spirituel, il ne s’agit pas de s’inquiéter outre mesure: pour l’immense majorité des personnes qui ont cette mission, il s’agit de femmes et d’hommes équilibrés et expérimentés, qui savent comment favoriser l’épanouissement spirituel de ceux qu’ils accompagnent. Un critère important peut toutefois servir de discernement: le « bon accompagnateur » ne cherchera pas à imposer à l’accompagné, même subtilement, « ce qui est bon pour lui », mais l’aidera à discerner, à partir de ce qu’il est et de ce qu’il vit, ce que Dieu veut lui donner, dans sa situation, pour avancer. Dans ce processus, c’est l’accompagné qui, en conscience, réalise le discernement et prend ses décisions. Prendre une décision en conscience, c’est écouter la voix de Dieu.
Christophe HERINCKX