Béguine du XIIIe, Hadewijch d’Anvers est entrée dans la postérité au XIXe, lorsqu’on découvrit ses « poèmes strophiques ». Elle y exprime toute l’ambivalence de la relation amoureuse avec Dieu, à la fois attrait et séduction, mais aussi séparation et inaccessibilité.
Qui est-ce? Telle est bien la question que tout le monde se pose, ou se posait. C’est en effet au XIXe siècle que des spécialistes de la poésie néerlandaise découvrirent deux manuscrits conservés à la Bibliothèque royale de Belgique. Ces documents remontaient au XIVe siècle. C’était des pièces fabuleuses par la qualité de la poésie et de leur contenu. Mais le nom de leur auteur avait disparu. C’est un troisième manuscrit qui donna plus tard l’identité de ce personnage: B. Hadewigis de Antwerpia, la bienheureuse Hadewijch d’Anvers. Personne ne savait quelle était cette dame. Aucun historien n’avait gardé son nom. Aucune autre œuvre n’avait été recopiée ou relue depuis plus de cinq cents ans. Pour savoir qui elle est, il faut partir de ses œuvres elles-mêmes et de ce que Hadewijch nous dit sur elle-même. Il apparaît très vite que c’était une béguine, qu’elle était la supérieure d’une communauté et qu’elle écrivit entre 1220 et 1240. Mais il faut bien vite s’arrêter et se demander ce qu’était une béguine au XIIIe siècle, car nous risquerions de projeter une image fausse sur cette époque et sur cette dame.
Une béguine mystique et épanouie
C’est presque par miracle que, dans nos villes si souvent ravagées par les guerres, se dressent encore quelques béguinages. Ce sont maintenant de petits îlots de paix et de recueillement au milieu de villes agitées et turbulentes. Mais c’est là l’aboutissement d’un long processus. Au XIe siècle, les laïcs voulurent changer de vie et quitter leurs mœurs brutales. Les nobles, jadis rudes guerriers, s’ouvrirent peu à peu à la vie de l’esprit et aux charmes de la courtoisie. Ce nouvel idéal de vie transformait les soldats en chevaliers, défenseurs de la veuve et de l’orphelin, et surtout hommes à la recherche du pur amour. La femme changeait de statut. Elle était considérée comme un objet de possession, elle devenait un objet de désir. Inaccessible, elle n’en gardait que d’autant plus de charmes. C’est pendant cette révolution que Hadewijch allait vivre sa relation amoureuse avec le Christ.
Elle participa tout d’abord au mouvement des béguines. C’était des femmes qui souhaitaient vivre leur foi non pas dans un monastère cloîtré à la campagne, mais dans les villes qui commençaient à se développer. Elles voulaient aussi garder une certaine liberté: leur engagement serait temporaire et non pas définitif, et elles pourraient conserver leurs biens personnels. Indépendantes, elles souhaitaient néanmoins nourrir leurs prières d’une liturgie commune et de conseils avisés. Elles se groupèrent autour d’une église et formèrent ainsi un quartier propre dans la ville. Mais leur vie ne se réduisait pas à la prière, ni à l’oraison. Elles voulaient être indépendantes financièrement et devaient travailler. Ce fut le petit artisanat qui les occupa ainsi pendant la journée. Mais la modestie de la vie restait une de leurs préoccupations. Bien qu’elles refusent le vœu de pauvreté absolue, elles vivaient simplement et aidaient les pauvres et les mendiants. Car la situation des pauvres avait bien changé. Les pauvres à la campagne étaient connus et parfois secourus, les pauvres à la ville dérangeaient et présentaient le risque d’être des voleurs et des brigands, ils étaient rejetés et humiliés. Les béguines étaient elles-mêmes en rupture avec la société puisqu’elles refusaient le mariage, trop souvent arrangé, toujours aux dépens de la femme écrasée. Les béguines voulaient vivre leur vie, dans la prière et le dévouement. Elles voulaient remplacer l’amour conjugal par l’amour divin. Et c’est ici qu’intervint Hadewijch comme une mystique épanouie et épanouissante.
Les œuvres
Elle mit par écrit quatorze de ses Visions, elle composa de nombreuses Poésies, et elle écrivit une trentaine de Lettres, tout cela dans la langue de son époque, le moyen-néerlandais. C’était pour elle comme pour les autres auteurs mystiques une rupture avec le latin, cette langue intellectuelle encore réservée aux clercs, souvent cloîtrés dans leur monastère. Elle voulait ainsi manifester qu’on pouvait parler de Dieu, sans faire de grandes études et qu’on pouvait le faire dans la langue de tous les jours.
Quand elle écrivait ses Lettres, elle y mettait toujours beaucoup de chaleur: « Lorsque Dieu est passé parmi nous, il a manifesté le lumineux amour, ignoré jusque-là, illuminant de la clarté de l’amour tous les aspects de la condition humaine », c’est ainsi qu’elle commence sa première lettre. Comme on peut le lire, elle osait faire parler son affectivité. Mais cet amour divin était vécu comme un amour courtois, sans cesse désiré, mais toujours inaccessible. Elle parla de cette séparation et de cette distance que le Christ maintenait dans ses relations: « Cela même qu’il (Jésus) m’avait offert et qu’il m’avait donné comme un avant-goût de la jouissance du juste amour, maintenant il me l’enlève » (Lettre 1). Pour atteindre cet amour, il fallait vivre comme le Christ et ses disciples: « Ils se maintiennent continuellement dans l’humilité et ne négligent aucune œuvre bonne » (Lettre 16). On retrouve ici l’équilibre de cette spiritualité avec cette attention au service du prochain. Elle n’hésitait pas à donner des conseils sur la vie spirituelle comme si elle s’adressait à un routard: « Neuf consignes sont impératives pour le pèlerin qui part au loin: qu’il demande le chemin, qu’il sache choisir une bonne compagnie, qu’il se garde des voleurs, etc. » (Lettre 15). Hadewijch reprit alors tous ces conseils en leur donnant une dimension spirituelle. Elle était donc à la fois pragmatique et réaliste dans ses lettres écrites à d’autres béguines.
Dans ses Visions, elle était évidemment plus abstraite. Les images qu’elle utilisait pour décrire ses expériences mystiques étaient généralement tirées du livre de l’Apocalypse et des prophéties d’Ezéchiel: « Un jour d’Epiphanie, je fus attirée hors de moi-même durant la messe et ravie en esprit. Je vis une grande et haute cité ornée de perfections, et dans son milieu un Etre siégeait sur un disque » (Vision 12). Elle gardait pourtant tout le temps le souci de faire partager aux autres le bonheur qu’elle avait, connaître Dieu et pouvoir L’aimer: « Quant à ceux qui manquaient à Dieu et qui lui restaient étrangers, ils pesaient lourdement sur moi. Car j’étais si remplie de son amour, si absorbée en lui que je pouvais difficilement souffrir que quelqu’un l’aimât moins que moi » (Vision 11). Hadewijch ne cherchait pas la première place, être celle qui aimerait le plus, mais elle voulait le bonheur de Dieu et des autres, qu’ils aiment Dieu encore plus qu’elle ne le faisait. Nous sommes loin de l’esprit de concurrence qui pourrit notre existence. Dans la Vision 7, elle exprime avec force l’expérience spirituelle de la consommation physique de l’Eucharistie: « Il était en moi sans séparation et je ne pouvais le distinguer de moi. A ce moment-là, il me semblait qu’on était un sans différence. »
Les Poésies strophiques expriment à la façon de la poésie courtoise toute l’ambivalence de la relation amoureuse avec Dieu, à la fois attrait et séduction, mais aussi séparation et inaccessibilité. Elle ne néglige pas d’évoquer de façon presque humaine les relations parfois houleuses entre les deux amants: « Après la ténèbre de l’orage vient la lumière: souvent nous l’avons remarqué. Les alternatives de combat et de réconciliation rendent l’amour humain plus constant » (Chant 3). C’est pourtant en Dieu que l’âme inquiète et révoltée trouve la vraie paix: « Ô sainte Déité, c’est en vous que les pensées partout ailleurs en conflit, s’unissent dans la paix » (Chant 7).
Philippe HENNE