La multiplicité des confessions chrétiennes est souvent abordée comme un problème à résoudre. Mais si la réception de l’Évangile engendrait nécessairement de la pluralité? Et si l’unité de la foi devait être vécue dans la pluralité des cultures?
J’admire les personnes qui maîtrisent l’art de la réception. Que ce soit pour un anniversaire, une fête ou une soirée entre amis, elles savent mettre les invités à leur aise, offrir un repas enchanteur, favoriser les conversations, susciter des rencontres. Recevoir, en ce sens, c’est bien plus qu’ »accuser réception »: c’est mettre du sien, créer du neuf, faire événement.
Les trois moments de la réception
S’agissant des évangiles, il faut ainsi entendre le terme « réception » en un sens fort, qui comporte trois moments. Le premier est l’accueil, moment essentiel, mais auquel on s’arrête trop souvent. Recevoir, c’est d’abord accueillir ce qui se présente à nos sens. La foi concerne « ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont palpé » (1 Jean 1,1), si bien que les termes d’obéissance et d’observance, qui disent bien le sérieux de l’accueil, sont respectivement dérivés de l’écoute (« ouïr ») et de la vue (« observer »).
Mais la réception plénière comporte deux autres moments tout aussi essentiels. L’accueil ouvre d’abord un espace pour l’intégration. Il ne s’agit plus simplement d’obéir ou d’observer, mais bien d’intégrer ce que je reçois en laissant cela me transformer. Ce qui est reçu est alors interprété: je me l’approprie et cela m’altère tout à la fois. Ceci conduit au troisième moment, celui de la réponse par lequel je prends position, je me prononce, je réponds de ce qui m’a été adressé en m’engageant de façon créative.
On peut reconnaître dans l’histoire de Zachée (Luc 19,1-10) ces trois moments de la réception. Juché dans son arbre, le collecteur de taxes peut écouter et observer Jésus qui passe. Mais la réception s’accomplit véritablement lorsque Zachée descend de l’arbre et accueille Jésus dans sa propre maison. C’est alors que la rencontre porte fruit et que Zachée peut répondre de ce qu’il a vu et entendu en s’engageant à réparer les torts qu’il a commis et à partager ses biens.
Le théologien Jean-Pierre Jossua résume ainsi cette dynamique d’ensemble: « Ma connaissance de Dieu est issue d’une Parole. Parole advenue dans l’histoire; parole humaine dans laquelle ont été entendus un message et un appel transcendants; parole transmise par des témoins et devenant actuelle pour me saisir à mon tour; parole qui n’atteint sa pleine mesure que quand je l’interprète et lui réponds en m’engageant dans le mouvement de sa venue au monde, vers les hommes »*.
Les évangiles
La Parole ne nous est transmise qu’à travers les diverses manières dont elle a été entendue, interprétée et mise en pratique. Dès l’origine, l’unique Évangile prend forme dans une diversité de textes évangéliques ayant chacun ses accents et ses intuitions propres. Il n’y a pas là un défaut de cohérence qu’il faudrait corriger en cherchant à harmoniser le tout, comme dans le Diatessaron, ce récit évangélique harmonisé datant du 2e siècle et qui fut progressivement abandonné. Il ne vaut pas mieux de gommer les différences et les écarts, comme s’il fallait cerner une Parole originelle « pure » à laquelle on pourrait simplement obéir. La Parole ne nous est adressée que pour nous rejoindre dans nos différences mêmes, et pour susciter nos propres paroles, celles de personnes libérées, reconnaissantes et créatrices (ou en voie de le devenir).
Le récit de la Pentecôte (Actes 2,1-11) est instructif à cet égard. Dès cette prédication originelle, les apôtres se mettent « à parler en d’autres langues, selon ce que l’Esprit leur donnait d’énoncer », tant et si bien que les étrangers les entendaient et les comprenaient dans leur propre langue. Pour la suite de l’histoire, il ne s’agit donc pas de traduire et d’adapter ce qui préexisterait de façon uniforme, que ce soit dans la Bible ou dans la Tradition: celles-ci témoignent déjà, dès l’origine, d’une Parole qui se diffracte pour rejoindre tous les êtres humains et toutes les communautés dans leur diversité et cela, non seulement pour les unir, mais avant tout pour les guérir et les libérer dans leur manière propre d’exister humainement.
La Parole ne nous est transmise qu’à travers les diverses manières dont elle a été entendue, interprétée et mise en pratique
Dans les cultures
« Advenue dans l’histoire », la Parole en a joué le jeu à fond. Elle s’est manifestée et a été transmise dans des cultures particulières (juive, grecque, romaine, germanique, etc.), chacune avec ses grandeurs et ses misères. La transmission s’est effectuée par des entrechoquements de cultures et d’incessants efforts de traduction. Ceci a donné lieu à de multiples manières de croire, de célébrer, de penser et d’agir. L’unique Évangile n’existe pas ailleurs qu’à même cette pluralité de voix (voies); les Églises croient qu’un même Esprit, qui « souffle où il veut » (Jean 3,8), se love dans cette pluralité et y fait œuvre de salut.
Le théologien camerounais Jean-Marc Ela écrivait: « Nous ne savons pas ce que nous croyons si nous ne le disons pas dans notre propre langage »**. La culture n’est pas un vêtement que nous pourrions remplacer à loisir. Elle est le lieu même où notre humanité s’élabore et prend forme en paroles et en actes. Le langage en est le cœur. Tout ce que nous vivons et entreprenons s’effectue dans une culture particulière « sous influences », traversée par des courants divers, souvent conflictuels. Nous existons ainsi, en tant qu’êtres humains, au sein de cultures en contact, dans un monde marqué par des traditions mais bousculé par la sécularisation, la globalisation et la technoscience. C’est là que s’effectue, de multiples manières, la réception de la Parole.
L’horizon de l’unité
Qu’en est-il alors de l’unité de la foi? Il ne peut y avoir ni unité ni universalité en dehors des particularités culturelles, ou à leur dépens. Il est toujours tentant de chercher l’unité du côté de l’uniformité, de l’unanimité ou de l’univocité. Quitte à recourir à la contrainte pour créer l’illusion d’y parvenir. Mais l’unité véritable ne peut être que communion dans la pluralité, et unité en perpétuelle genèse, sujette à la grâce de Dieu. « Qu’ils soient un comme nous, nous sommes un », priait Jésus (Jean 17,22), c’est-à-dire un dans la différence. Concrètement, ceci suppose de visiter les autres, de favoriser les échanges, de soigner la communication, de chercher la compréhension mutuelle, d’opter pour la confiance. En gardant conscience que l’unité ne peut être qu’à l’horizon d’un monde en espérance d’accomplissement.
Robert MAGER, Professeur associé à l’Université Laval
*Le Dieu de la foi chrétienne, Paris, Cerf, 1989, p. 19.
** »Identité propre d’une théologie africaine », dans C. Geffré (dir.), Théologie et choc des cultures, Paris, Cerf, 1984, p. 28.