Secoués par le mouvement des Gilets jaunes, le Président de la République et le gouvernement jouent la carte du dialogue avec les Français. Dans ce contexte, l’Eglise encourage les chrétiens à prendre part à ces débats qui ont lieu partout en France, en s’inspirant de la doctrine sociale de l’Eglise.
Annoncé par le président Emmanuel Macron en décembre dernier, en réponse aux manifestations des Gilets jaunes, le Grand Débat national a pour objectif de redonner la parole aux Français sur les grandes politiques publiques. Il se déroule en plusieurs temps: une remontée des doléances par le biais des communes qui a eu lieu jusqu’au 15 janvier; des débats – plusieurs centaines par jour –, autour des thèmes les plus importants (la fiscalité, l’organisation de l’Etat, le débat démocratique et la transition écologique) dans des lieux de proximité ou sur un site dédié, jusqu’au 15 mars. Certains débats seront organisés par un tirage au sort. Enfin, à la fin du mois d’avril, des décisions seront prises sur base des débats.
Membre du conseil permanent de la Conférence épiscopale de France, et très impliqué dans les crises de notre temps, notamment à travers le comité épiscopal pour la pastorale des migrants, Mgr Brunin, évêque du Havre, exhorte les chrétiens à participer à ce grand débat national, et ce en dialoguant à deux niveaux: d’une part avec tous les citoyens, mais également et plus particulièrement entre eux.
Pourquoi les chrétiens doivent-ils prendre leur place dans ce débat?
Les chrétiens ont à leur disposition une réflexion à travers la doctrine sociale de l’Eglise qui pourrait être utile pour aider à la résolution de la crise des Gilets jaunes. Cette doctrine sociale fournit des repères pour transformer les injustices ressenties en propositions. Je prends l’exemple du « juste salaire », qui permet à la personne de faire vivre sa famille au niveau de la nourriture, du logement mais également de la culture. Bref, un salaire qui respecte la dignité du salarié dans le cadre de chaque entreprise, de ses objectifs et du bien commun. Le pape Jean XXIII avait déjà souligné dès 1962 dans sa lettre encyclique, Mater et Magistra, combien la fixation du salaire ne pouvait être laissée à la libre concurrence, ni à l’arbitraire des puissants, mais devait se faire conformément à la justice et à l’équité. Il déplorait déjà que la richesse avait afflué entre les mains d’un petit nombre, laissant les autres dans l’indigence. Le pape François parle lui d’un salaire qui offre une vie décente, laquelle implique « l’éducation, l’accès aux soins de santé et surtout au travail, car, dans un travail libre, créatif, participatif et positif, l’être humain exprime et accroît la dignité de sa vie ». Cette réflexion sur le salaire juste me semble donc intéressante à intégrer dans le cadre des débats sur le pouvoir d’achat.
Le mouvement des Gilets jaunes est également l’expression d’un désir de renouvellement de la démocratie, parfois un appel à la démocratie directe, les élus étant soupçonnés de ne plus traduire la volonté du peuple…
L’Eglise a proposé une voix médiane entre la démocratie représentative et la démocratie directe. Il s’agit de la démocratie participative. Les élus y sont secondés par des citoyens qui mènent parallèlement des débats ouverts sur les questions essentielles de notre société. Au Havre, par exemple, nous avons mis en place des « fabriques », qui sont des lieux où les citoyens peuvent participer aux initiatives et décisions prises dans leur quartiers. Mais comme l’a dit le pape François, les risques sont nombreux dans la mise en place d’une nouvelle forme de démocratie: « Je voudrais souligner deux risques qui tournent autour de la relation entre les mouvements populaires et la politique: le risque de se laisser encadrer et le risque de se laisser corrompre. » Le pape François dénonce ainsi les politiques qui sont orientées vers les pauvres, mais jamais avec les pauvres, y voyant une politique de carnaval destinées surtout à contenir les ‘déchets’, selon les mots du pape François. Cette politique ne peut conduire à la refondation d’un pacte social.
La question des migrants est abordée dans le débat national, mais de façon restrictive. Comment contribuer à la mise en place de solutions durables sur cette question hautement polémique qui divise même les chrétiens?
Je pense que la question des migrants ne peut être abordée de façon isolée et spécifique. Le mouvement des Gilets jaunes exprime le sentiment d’un déclassement et certains d’entre eux, incriminent les migrants. La question de la précarité doit être abordée dans sa globalité, non en montant les uns contre les autres. Les migrants ne sont que l’expression venue de l’étranger, d’une injustice sociale trop importante, de la culture du ‘déchet’, au sens commun et humain du terme. Il faut réfléchir à une approche globale, inclusive de la précarité, qui vise l’insertion de tous. En particularisant, on contribue à la fragmentation de la société.
Les Gilets jaunes remettent en cause les différentes autorités: élus, presse, élites économiques, etc. Comment l’Eglise peut-elle encore se faire entendre?
L’Eglise travaille sur la question depuis longtemps. La synodalité est le terme utilisé en son sein pour désigner les espaces de débats qu’elle a créés. Il ne s’agit pas d’une réplique de la démocratie, qui conduit à la suite d’un vote, à élire un gouvernement qui prendra des décisions. Il s’agit d’’une démarche spirituelle ouverte à tous, où l’on s’écoute les uns les autres et où l’on est à l’écoute de la parole de Dieu. C’est une démarche qui vise à faire participer tous les chrétiens à la conduite de l’Eglise et non seulement les clercs. Certes le clergé se réunit également dans le cadre d’une collégialité, mais cette collégialité agit comme une garante de la synodalité et accompagne le processus d’élaboration des grandes orientations. La synodalité, introduite par le concile Vatican II a été réactivée par le pape François, notamment dans le cadre de la réflexion sur la place de la famille dans la société.
Quelles sont pour vous les origines de cette crise?
Depuis les années 70, nous avons glissé vers une société libérale débridée. La réussite personnelle, l’enrichissement deviennent l’objectif vers lequel chacun tend, laissant beaucoup de monde de côté. Beaucoup de personnes ne parviennent pas à suivre ce modèle de réussite. Les classes moyennes se sentent attaquées, marginalisées. Un grand nombre de personnes qui gagnent leur vie par le travail ne parviennent pas à augmenter leur niveau de vie. Leur pouvoir d’achat est dégradé en un « reste à vivre ». Cette situation pousse un nombre croissant de personnes vers la recherche d’un modèle plus sécurisant d’une part, et d’autre part, rejetant les élites perçues comme faisait persister l’injustice. Les Gilets jaunes sont un avertissement. Il vise à refonder le pacte social.
Lancé en France, le mouvement des Gilets jaunes a des résonances dans tout le monde occidental. Pourquoi la France ?
La France a une conscience aiguë de son histoire. Elle va volontiers réutiliser le vocabulaire de la Révolution française, avec le cahier des doléances recueilli par les maires, par exemple. Les Français sont un peuple qui ont gardé la mémoire de la Révolution, avec sa dimension violente. En tant que chrétiens, nous avons une double responsabilité: il faut promouvoir le dialogue, ainsi que le suggère la Conférence catholique des baptisé.e.s francophones. Mais il est également important de veiller à transformer les revendications en propositions.
Propos recueillis par Laurence D’HONDT