Les approches contrastées du pape Benoît XV et du cardinal Désiré-Joseph Mercier durant la Première Guerre mondiale ont été au cœur d’une conférence organisée récemment à l’Ambassade de Belgique près le Saint-Siège.
Cent ans après la conclusion de la Première Guerre mondiale, alors que les manifestations commémoratives se multiplient dans toute l’Europe, de nombreuses publications et conférences reviennent sur les origines et les répercussions à long terme de l’un des épisodes les plus sanglants de l’histoire du Vieux Continent. Rares sont néanmoins les occasions d’étudier dans le détail les positions et le rôle de l’Eglise au plus fort du conflit ainsi que dans les années qui suivirent. Ce constat a donné lieu à deux journées d’études conjointement promues par KADOC-KU Leuven, l’Academia Belgica, le Deutsches Historisches Institut in Rom, l’Ecole française de Rome, le Österreichisches Historisches Institut in Rom, et le Comité Pontifical des Sciences Historiques, du 12 au 14 novembre 2018 à Rome sur le thème: « Les effets de la Première Guerre mondiale sur les Eglises en Europe, 1918-1925 ». A cette occasion, un panel d’experts et de chercheurs internationaux ont confronté les fruits de leurs travaux sur des sujets tels que les relations entre Rome et les communautés catholiques locales durant la guerre, les relations supranationales ou encore les rapports entre les communautés religieuses et le monde d’après-guerre. Une session s’est tenue à l’Ambassade de Belgique près le Saint-Siège dans la soirée du lundi 12 novembre, au cours de laquelle sont intervenus le père Bernard Ardura, o. praem, président du Comité Pontifical des Sciences Historiques, et le professeur Jan De Volder, titulaire de la chaire Cusanus « Religion, confl it et paix » à l’Université catholique de Louvain. Le premier est revenu sur l’évolution de la diplomatie vaticane sous l’impulsion de Benoît XV durant la guerre, tandis que le second a présenté sa nouvelle publication Cardinal Mercier in the First World War. Belgium, Germany and the Catholic Church.
Un tournant pour l’Eglise
La Première Guerre mondiale a résolument marqué un tournant pour l’Eglise et pour le catholicisme plus généralement. D’une part, en raison des changements territoriaux et de l’exacerbation des sentiments nationaux, mais également en raison de la ligne diplomatique nouvellement amorcée par le pape Benoît XV (1914-1922) durant la guerre, une ligne dont la portée s’étendra jusqu’à l’actuelle diplomatie vaticane. C’est précisément sur cette étape décisive pour l’histoire de l’Eglise que le père Bernard Ardura a axé son intervention. Benoît XV, qui entama son pontificat peu après le début de la guerre, proclama la neutralité du Saint-Siège le jour-même de son élection au trône de Pierre. Une décision qui, comme le rappelle le religieux prémontré, apparaîtra aux yeux des dirigeants européens comme un grand manque de courage. Des Français et des Italiens jusqu’aux Allemands, qui ont respectivement affublé le pontife des surnoms de « Pape boche », « Maledetto XV » et « der französische Papst », l’hostilité européenne à l’encontre de son impartialité résolue fut manifeste tout au long du conflit. Il ne renoncera pourtant jamais à ses ambitions pacificatrices, soutenues par son secrétaire d’Etat le cardinal Pietro Gasparri. Dans ses tentatives de médiation entre les blocs opposés, Benoît XV proposera, en vain, des solutions concrètes en vue d’une issue à la crise.
Benoît XV et le « massacre inutile »
Cet engagement papal en faveur de la paix, assorti – comme le souligne le père Ardura – d’un « rejet de la doctrine de la guerre juste », culminera dans la fameuse lettre adressée aux peuples belligérants en août 1917, et dans laquelle Benoît XV qualifie le confl it de « massacre inutile ». Un appel demeuré lettre morte dans l’Europe encore enlisée dans la guerre, mais qui fera office de pierre angulaire pour la politique diplomatique menée par le Saint-Siège tout au long du XXe siècle. Cette stratégie de médiation lui permettra d’obtenir au fi l du temps une reconnaissance internationale et d’exercer une certaine influence dans le concert des nations. Mais si le pape semblait avoir compris dès 1914 qu’il s’agissait d’un conflit suicidaire pour toute l’Europe et que ses ondes de choc s’étendraient sur des décennies, sa politique fit question jusque dans les rangs de l’Eglise, d’aucuns refusant de sacrifier les intérêts de leur pays au profit de celle-ci. C’est en effet la figure du cardinal Désiré-Joseph Mercier – alors archevêque de Malines – qui illustre le mieux l’opposition à laquelle Benoît XV s’est heurté au sein du clergé pour son approche diplomatique inédite. Et c’est un portrait pour le moins critique que le professeur Jan De Volder a dressé, dans son allocution, d’un homme d’Eglise qui demeure dans la mémoire collective une figure de proue de la résistance belge face à l’occupant allemand durant toute la Grande Guerre, ainsi qu’un précurseur du dialogue œcuménique.
Le cardinal Mercier et le « devoir sacré »
L’historien belge possède une connaissance étendue sur la question pour avoir eu accès aux archives du Vatican sur le pontificat de Benoît XV, dès leur ouverture aux chercheurs dans les années 1990, ainsi qu’aux archives de l’Archevêché de Malines. Ces travaux aboutiront à la publication de l’ouvrage Benoît XV et la Belgique durant la Grande Guerre (1996) puis des volumes Kardinaal Verzet: Mercier, de Kerk en de oorlog van 14-18 (2014) et Cardinal Mercier in the First World War. Belgium, Germany and the Catholic Church (2018). Dans ce dernier, l’auteur met à profit les nombreuses informations glanées sur le prélat belge au fil de ses recherches sur les relations diplomatiques entre le Saint-Siège et la Belgique durant la Première Guerre mondiale, pour lever le voile sur des aspects historiques encore méconnus. Tout en concédant que le cardinal Mercier a pu, en sa qualité de pionnier du néo-thomisme en Belgique, « préparer l’avenir » en adaptant la doctrine du Docteur Angélique aux enjeux de son temps. Jan De Volder réfute néanmoins la thèse plus connue du prêtre et historien belge Roger Aubert selon laquelle il s’agissait d’un « prélat d’avant-garde ». En effet, si ce dernier a contribué au dialogue entre foi et science ainsi qu’à la rencontre œcuménique avec les orthodoxes et les protestants qu’il appelait « frères en Christ », sa position résolument belliciste lors de la Grande Guerre viendrait nuancer la modernité que lui a prêtée le père Aubert. Le patriotisme de Mgr Mercier, immortalisé par sa lettre pastorale Patriotisme et endurance de 1914 a – selon l’historien – quelque chose de problématique: « S’il est vrai que l’amour de la nation est considéré comme une valeur importante dans le catholicisme, pour Mgr Mercier l’amour inconditionnel de la nation était plus qu’une valeur religieuse: c’était un devoir sacré ».
« Un produit de son temps »
C’est la raison pour laquelle l’image du prélat a, des années durant, servi la propagande alliée, sans que celui-ci n’en soit contrarié. « En décembre 1915 – a encore indiqué Jan De Volder – il a expliqué à ses séminaristes que 1,8 million d’Allemands avaient déjà été tués et que pour s’assurer la victoire, les Alliés devaient en tuer encore environ 1,4 million. Bien entendu, les guerres étaient absurdes et obéissaient à une logique diabolique, mais ce bain de sang sans précédent semble n’avoir jamais incommodé Mgr Mercier, dès lors qu’il était justifié. » Autant de faits qui font dire à Jan De Volder qu’au-delà de son courage indéniable et de sa capacité à se faire le défenseur d’un peuple belge en grande souffrance, le cardinal Mercier demeurait « pleinement un produit de son temps ». Selon lui, le recul historique dont nous bénéficions sur les années d’après-guerre nous éclaire désormais sur les indéniables mérites de l’approche de Benoît XV, qui demeurera aux yeux de l’histoire le « Pape de la paix ».
Solène TADIÉ
Jan De Volder, « Cardinal Mercier in the First World War. Belgium, Germany and the Catholic Church ». Leuven University Press, 2018, 264 p