Anne Soupa a vécu une vraie journée marathon lors de sa venue à Liège, le 3 mai dernier. Celle-ci s’est terminée par un échange littéraire autour de son dernier opus consacré à la figure biblique de Judas. Elle nous explique pourquoi et ce que nous pouvons tirer comme enseignement de ce personnage maudit par l’Histoire.
Pourquoi avoir consacré un livre à Judas ?
Anne Soupa : Pour résoudre une énigme. Judas, c’est l’image même de l’énigme que nous portons tous en nous. Nous ne sommes pas toujours à la hauteur des rendez-vous d’amitié que nous nous donnons. Judas est l’illustration de ce mystère non élucidé. C’est pourquoi j’ai voulu mener l’enquête pour découvrir qui est réellement Judas et ce qu’il peut nous dire.
Pourquoi avoir intitulé ce livre « Judas, le coupable idéal » ?
A.S. : Coupable parce que tout le monde l’a accusé. Idéal parce qu’il sert les intérêts de trop de personnes. Ma thèse est audacieuse : je pense que la culpabilité des dix apôtres, puisqu’on ne compte pas Judas et le disciple que Jésus aimait, qui ont eux aussi abandonné le Christ, était devenue si lourde à porter qu’elle a généré un processus de maquillage, de dissimulation. Judas est donc la figure sur laquelle on a déchargé cette culpabilité d’avoir abandonné un ami.
Le portrait de Judas que nous livrent les quatre Evangiles est-il identique ?
A.S. : Non. Les quatre évangiles nous transmettent quatre portraits différents de Judas. Paul n’en parle même pas. Pour retrouver le Judas de l’Histoire, il faut se tourner vers l’évangile de Marc, réputé le plus ancien. C’est l’évangile le plus sobre et qui en dit le moins sur Judas. C’est en lisant les autres évangiles qu’on constate que la figure de Judas a été noircie au fil du temps. Matthieu et Luc en font un individu cupide et font même entrer le Diable en lui. On apprend aussi que Judas se pend, signe de désespoir face à son acte impardonnable. L’évangile de Jean est plus difficile à entendre. Il met dans la bouche de Jésus des paroles très dures. « Un Diable va me livrer et c’est Judas. », « Vous avez le Diable comme père. »
Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans votre enquête ?
A.S. : Je me suis rendue compte à quel point les paroles de Jean ont nourri l’antijudaïsme chrétien. Au 4e siècle, les pères de l’Eglise ont pris ses paroles au pied de la lettre. Saint Augustin écrira même : « Tous les défauts de Judas sont les défauts des Juifs. » Comprenez : cupidité et trahison. Au Moyen-Age, on a dit que Judas était roux. Or, d’un Judas inexistant chez Paul, modeste chez Marc, un peu plus appuyé chez Luc et Matthieu, enfin noirci par Jean, on est arrivé aux fondements de l’antijudaïsme chrétien qui est l’une des causes de la Shoah. J’ai ressenti un certain effroi en réalisant qu’un mot, une phrase malencontreuse a conduit à un génocide.
Comment expliquez-vous la trahison de Judas ?
A.S. : Le Judas décrit par Marc est proche des milieux du Temple. C’est un adepte d’une religion instituée alors que Jésus était en train d’instituer un style de vie fondé sur la fraternité, la non-exclusion,… Judas a probablement été bouleversé par ce style de vie proposé par Jésus et aurait voulu retourner à la religion du Temple. L’hypothèse est fragile mais vraisemblable. Judas attendait de Jésus d’être un Sauveur militaire qui libérerait la Palestine. Nostalgique, déçu, il aurait trahi celui qui ne répondait pas à ses aspirations humaines. Notamment quand Jésus affirme que la pauvreté existera toujours. Or Judas, épris d’idéal, espérait un monde libéré du mal et de la misère. Les paroles de Jésus étaient probablement violentes pour Judas.
Judas était-il nécessaire à l’accomplissement des Ecritures ?
A.S. : Les pères de l’Eglise ont écrit que Judas était l’instrument du Salut. Mais cette vision me dérange car elle signifie que Jésus aurait poussé son ami à la mort parce qu’il y a un Dieu qui pousse Jésus à la mort. Ça ne tient pas. Judas était-il une marionnette ? La vraie question pour moi est « pourquoi Jésus meurt ? » et il faut faire une lente descente dans les Evangiles pour le comprendre. Certains romanciers ont avancé le scénario de la complicité entre Jésus et Judas. Dans un texte apocryphe, l’évangile de Judas, on retrouve une conception dépréciée du corps où sortir de son corps est vu comme un succès. Judas aurait donc permis à Jésus de se libérer de son corps. Ces scénarios évacuent cependant la question et la réalité du mal. Or, pour ma part, je n’ai pas voulu éluder cette question. Pourquoi livrer un ami qui nous veut du bien ?
Que penser de Judas aujourd’hui ?
A.S. : Je demande à mes lecteurs d’avoir de la compassion pour Judas. De ne pas le mettre en enfer. L’Eglise n’a d’ailleurs jamais légiféré sur ce point. Un Jésus qui pardonne ne peut pas envisager Judas en enfer. Je crois que Jésus a pardonné par avance en lui lavant les pieds. Lors du Dernier Repas, il dit à ses disciples, Judas compris: « Vous êtes purs mais pas tous ». Jésus a rendu Judas pur sachant ce qui allait arriver. J’aime à dire que « le mal est trop grand pour être porté par un seul homme ». Il est criminel de nous décharger de notre mal sur l’autre. Or, nous avons l’habitude de rejeter la faute sur l’autre. Judas nous apprend qu’on ne peut pas porter le mal tout seul. Il y a cette nécessité de porter le mal ensemble. Au lieu d’éloigner Judas de nous, rapprochons-le pour comprendre notre propre complicité avec le Mal.
Propos recueillis par Sophie Delhalle lors de l’échange entre l’auteure et Philippe Cochinaux o.p.
Anne Soupa, Judas, le coupable idéal, chez Albin Michel, 2018