Sujet sensible dans la société occidentale, le port du voile ne laisse pas indifférent. Emblème d’une adhésion politique ou religieuse pour les uns, simple signe distinctif pour les autres, le voile cristallise l’agacement, voire la colère d’une partie de la population belge. Il est devenu un facteur de crispation tangible à une époque qui peine à réaliser un vivre ensemble harmonieux.
C’est en se penchant sur l’émergence des mouvements féministes musulmans qu’Anne-Claire Orban est arrivée à travailler sur le voile, un arbre qui cache la forêt. Sa démarche est ancrée dans « une perspective de lutte contre le racisme », à l’image de l’association BePax à laquelle elle est rattachée.
La définition du féminisme a logiquement évolué au fil des années. « Avoir ‘le droit à’ ne signifie pas obliger toutes les femmes à quelque chose, mais avoir le droit de choisir », précise d’emblée Anne-Claire qui se revendique comme féministe. Ces dernières années, un féminisme d’un type nouveau est apparu, avec des femmes croyantes, catholiques, musulmanes, etc. « Elargir les libertés de chacune, sans pour autant vouloir le choix pour soi-même. » Autrement dit, ces militantes conservent une « éthique personnelle très forte, un certain ancrage », mais elles n’hésitent pas à revendiquer des droits d’autonomie pour les autres, quand bien même elles n’adhèrent pas personnellement à ces droits. En Belgique, « on ne tolère plus l’emprise du religieux sur la vie quotidienne des femmes. Cette crainte du religieux est liée à notre histoire nationale. Pourtant, dès qu’on se décentre dans d’autres pays du Moyen Orient, il n’y a pas cette dichotomie entre religion et engagement social. Du coup, on en arrive à avoir des féminismes ethniques ou minorisés, qui réconcilient foi et engagement. Certaines femmes vont puiser l’engagement social dans leur foi, partir de la religion pour aller vers le progressisme social ».

La démarche d’Anne-Claire Orban est ancrée dans une perspective de lutte contre le racisme, à l’image de l’association BePax à laquelle elle est rattachée.
Pas un voile, mais des voiles
Le voile est un signe distinctif religieux apparent, qui est affiché au vu et au su de tous. De nombreuses raisons peuvent inciter une femme à le porter. Parmi celles-ci, à côté des critères religieux, se trouve une volonté « d’identification, un choix identitaire ». Dans ce cas, le voile devient un geste de revendication ou un instrument de lutte dans « un contexte social crispé avec le mythe de l’invasion musulmane ». Par ailleurs, certaines jeunes femmes l’utilisent comme « un instrument de séduction ». Couleurs et matières sont assorties ou coordonnées aux vêtements pour parfaire l’habillement. « Le voile ne sert pas alors à cacher, mais à mettre en valeur » la chevelure ou le corps féminin. De nombreuses jeunes filles « jouent » avec celui-ci, devenu « un objet de beauté » pour le corps. Le voile est même un objet commercial, avec des textiles qui se déclinent autour de ce concept. « C’est une preuve de conciliation entre une éthique personnelle et le fait de vouloir être à la mode », se réjouit Anne-Claire Orban. L’écart générationnel marque des différences dans l’usage. Les impératifs familiaux ou professionnels interviennent aussi dans la codification admise localement. D’un point de vue individuel, le voile est significatif. Et Anne-Claire d’évoquer des femmes devenues muettes après avoir été victimes d’un arrachement de leur voile. Néanmoins, « même les femmes voilées peuvent être contre le port du voile, s’il est porté de manière obligatoire. De même, toutes les féministes sont contre l’hypersexualisation du corps de la femme. Du coup, certaines vont se voiler pour ne plus être regardées par les hommes, tandis que d’autres vont se promener en bikini sans être regardées. Il s’agit du même principe, la liberté du corps, mais la mise en pratique sur le terrain est différente ». Une revendication semblable conduit à des adaptations aux antipodes les unes des autres. Par extension, en Jordanie, la féminité et la coquetterie de la reine Rania n’est pas innocente. Face au radicalisme des mouvements religieux, elle utilise sa féminité à l’occidentale comme fer de lance d’un combat d’émancipation.
Un combat antiraciste
Depuis quelques années, on observe un féminisme transnational, avec des mouvements de revendication qui traversent les frontières étatiques. Toutefois, « il faut contextualiser les luttes en fonction des communautés et des questions qui les traversent », observe Anne-Claire. En Belgique, par exemple, « le sexisme n’est plus ancré dans les lois, mais il est plus subtil. Le combat féministe des jeunes femmes qui portent aujourd’hui le voile, c’est de l’antiracisme, c’est-à-dire se faire accepter avec leurs différences. Derrière le refus d’une femme qui porte le voile, il y a le refus de l’altérité ». Depuis un an et demi, Anne-Claire Orban s’intéresse à la problématique du racisme au sein du féminisme. Elle a, de ce fait, rencontré de nombreuses jeunes femmes, parmi lesquelles certaines sont voilées. Pour elle, il n’y a aucune différence. « Ce qui compte, ce sont les idées à défendre. » L’importance ne réside pas dans le port ou non d’un voile, mais dans les points communs qui s’imposent comme des évidences partagées entre toutes ces femmes. « La différence de convictions ne joue plus. Les différences convictionnelles passent inaperçues. » Quand il y a clivage, il s’observe dans une opposition « entre des femmes conservatrices et d’autres plus progressistes. On peut être très progressiste en étant croyante et très conservatrice en étant athée. Et l’inverse! Nous avons des points de désaccord, mais la revendication globale est identique ». Un travail de sensibilisation doit être opéré, notamment auprès des familles, afin d’éviter l’imposition du voile qui relève d’une forme de sexisme, comme il en existe d’autres. En effet, « le sexisme transcende les cultures, les religions, les nations. C’est une lutte de tous contre un phénomène institué qui se reproduit de manière différente » selon les lieux. Derrière le voile, « on a peur des imaginaires. Le voile fait particulièrement débat parce qu’il renvoie à cette population musulmane dont on ne veut pas. Le fait d’avoir un signe religieux sur son corps questionne en termes de laïcité et de neutralité. C’est parce qu’une population s’est implantée avec des croyances différentes que cela questionne. Les femmes musulmanes sont la ‘tête de turc’ de débats bien plus larges, avec la peur d’un potentiel retour du religieux. Cela tombe sur elles, parce que le voile est un signe visible du religieux ». En prônant la liberté individuelle, la sociologue française Hanane Karimi résume le dilemme: « Imposer le voile ou l’interdire, c’est suivre la même logique. Celle qui empêche les gens de choisir leur liberté ».
Angélique TASIAUX
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