Spiritualités comparées (2/6) – L’islam du cœur


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Spiritualités comparées (2/6) – L’islam du cœur
Interior mosque and praying people.
Par Christophe Herinckx
Publié le - Modifié le
6 min

Dans le cadre de notre série consacrée aux grands courants spirituels du monde, nous nous arrêtons aujourd'hui à la spiritualité de l'islam. A côté des idéologies djihadistes, il existe, bien heureusement, d’autres courants au sein du monde musulman. L’un de ces courants, le soufisme, propose une voie d’union mystique à Dieu. Une très belle spiritualité, à la fois proche et différente de la spiritualité chrétienne.

Les attentats djihadistes que subit régulièrement l’Occident depuis quelques années, tout comme les terribles exactions perpetrées par le groupe Etat islamique en Irak et en Syrie, ont révélé au monde qu’il existe, au sein du monde musulman, des idéologies meurtrières. Celles-ci s’appuient sur des lectures fondamentalistes et ultra-rigoristes du Coran. Contrairement à ce que veulent faire croire les tenants de ces idéologies, ces dernières ne sont pas "l’islam", mais le fruit empoisonné d’une interprétation récente de cette religion.

Cette interprétation, développée par le wahabbisme saoudien et le salafisme à sa suite, prétend remonter à un islam des origines, en fait largement fantasmé. Et ce par-delà une tradition multiséculaire qui a su donner corps à l’islam dans des cultures très diverses, réalisant au passage de belles synthèses entre foi islamique, philosophie et coutumes locales.

Le soufisme, lecture spirituelle de l’islam

Parmi les différents courants qui traversent l’islam, il en est un qui, depuis un millénaire au moins, propose une lecture spirituelle du Coran, qui entend, justement, accéder à l’esprit de l’islam à travers la lettre du texté révélé. Ce courant, c’est le soufisme, (taçawwuf en arabe, "initiation"), qui se veut rien de moins qu’une voie d’union d’amour à Dieu. En d’autres termes, le soufisme, c’est l’islam mystique, l’islam du cœur et, selon les adeptes de cette voie, le cœur de l’islam*.

Si certains ont rattaché ce courant mystique à une origine indienne, non musulmane, son développement, depuis des siècles, s’inscrit clairement dans la tradition islamique. Il constitue lui-même une tradition au sein de l’islam, qui se présente comme initiatique, voire ésotérique, subsistant au cours des siècles à travers une lignée ininterrompue de maîtres transmettant leur savoir et leur expérience à des générations de disciples.

Islam orthodoxe

Le soufisme propose donc une lecture spirituelle du Coran, cherchant à discerner l’esprit de la lettre. En ce sens, il se comprend lui-même comme une voie ésotérique (du grec esoteros, "intérieur"), dans la mesure où il veut mettre en lumière la signification profonde de la révélation divine, laquelle ne serait accessible au commun des croyants que dans sa seule forme exotérique (exoteros, "extérieur").

La voie soufie présuppose donc la foi musulmane orthodoxe qui, pour faire très bref, voit dans le Coran la révélation définitive de Dieu aux hommes, transmise par Allah à Mohammed, le dernier des prophètes. La Parole de Dieu avait déjà été révélée à travers les prophètes Moussa (Moïse) et Issa (Jésus), mais la pureté en avait été altérée. Dans le Coran, par contre, la Parole divine a été transmise fidélement, au point que, pour la théologie islamique classique, le Coran est pour ainsi dire considéré comme l’incarnation de la Parole divine éternelle.

Les soufis adhèrent à ce message et, comme tout musulman, pratiquent les cinq piliers de l’islam que sont la profession de foi en l’Unicité de Dieu et en son prophète (shahâda), les cinq prières quotidiennes (salât), le jeûne du ramadân, l’aumône (zakât) et le pèlerinage à la Mecque (hadj). Cependant, selon le soufisme, la plupart des musulmans ne pratiqueraient ces cinq devoirs religieux que par simple mais loyale soumission (sens du mot islam), incapables d’accéder à un autre "niveau". Celui qui entre dans la voie du taçawwuf va, quant à lui, être initié au sens profond de ces pratiques, en vue d’accéder à l’union à Dieu, compris comme Amour miséricordieux.

Parcours initiatique

Comment se déroule cette initiation? Le disciple va être rattaché, par une sorte de serment, à un maître, gardien de la tradition initiatique. Le maître a lui-même été désigné par les sages de la confrérie, après la mort du précédent, s’inscrivant ainsi dans une chaîne de transmission qui remonterait au prophète lui-même et à son gendre Ali (à cet égard, le soufisme s’incrit dans l’islam shiite).

A partir de là commence un cheminement spirituel qui a pour objectif de purifier le "moi" de ses illusions, de ses passions, des différentes contraintes. Ce processus de purification n’entraine cependant pas un rejet de ce qui est accessoire en l’homme, mais vise à l’intégration de ces différents aspects dans un ego unifié.

A travers des prières assidues, des méditations, des invocations du Nom divin, des retraites, et d’autres pratiques spirituelles sous la direction du maître, le disciple va se rendre de plus en plus disponible à la Lumière divine, jusqu’à se réaliser pleinement dans une union d’amour avec Dieu, dont l’expérience ne peut être décrite par des mots.

Au terme du parcours spirituel, le cheminant aura pour ainsi dire renoué avec le centre de son être, abandonnant la multiplicité pour l’unicité de son moi, qui est en fait l’homme universel, adamique, tel que sorti, entièrement pur, des mains de Dieu. Le moi est alors, désormais, uni à l’Unicité de Dieu, comme l’instant à l’éternité, au point de se confondre avec Lui. A ce propos, Cheikh Khaled Bentounès écrit: "Comment un instant peut-il contenir l’éternité? Ce n’est possible qu’à la seule condition qu’il se dissolve en elle, comme la goutte d’eau qui perd son individualité et retrouve l’immensité de l’océan. Si nous ne pouvons comprendre cette notion, nous ne pouvons ni concevoir ni imaginer la voie et la logique du soufi."

Similitude et différences

Ces quelques éléments suffisent à mesurer la similitude, mais également la différence qui existent entre la mystique chrétienne, d’une part, et la mystique soufie, d’autre part. D’un côté, l’expérience de Dieu compris comme Amour, auquel le croyant est appelé à s’unir, est très proche de la conception chrétienne de la spiritualité. Au point d’ailleurs que, au cours de l’Histoire, des soufis ont été accusés d’être chrétiens. Leur manière de parler de Dieu contrastait en apparence avec l’affirmation islamique de la transcendance absolue de Dieu, de son caractère inaccessible…

D’un autre côté, cependant, une différence frappante apparaît entre la mystique musulmane et la mystique chrétienne. En effet, la première, affirmant l’Unicité absolue de Dieu, semble parfois peiner à rendre compte de l’union entre l’homme et le Dieu Un: d’une part, l’initiation permet au "moi" authentique d’émerger mais, d’autre part, il semble qu’il doive se dissoudre dans l’Unicité de Dieu pour être uni à Lui. Mais y a-t-il encore, dès lors, quelqu’un pour s’unir à Dieu?

Dans la mystique chrétienne, ce paradoxe semble pouvoir être dépassé. En effet, Dieu, tout en étant absolument Un, est également Trine, Trinité. Dès lors, il y a, en Dieu Lui-même, une place pour l’altérité, pour un autre. En Dieu Lui-même, il y a une place pour l’Autre, le Fils, auquel le Père est indiciblement uni dans l’Esprit. Et ainsi, il y a également une place en Dieu pour l’homme qui, tout en demeurant lui-même, tout en demeurant différent de Dieu, devient un avec Lui, en devenant enfant du Père dans le Fils. Ce Fils qui, depuis son incarnation et sa résurrection, est en Lui-même Dieu et homme.

Christophe HERINCKX

*Voir la belle introduction à ce courant, Le soufisme, cœur de l’islam, par Cheikh Khaled Bentounès, Bruno et Romana Solt, Albin Michel, nouvelle édition 2014, 300 pages


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